« Au suivant » : préfecture de Nanterre, 1980

La rédaction - 19/09/2010
Image:« Au suivant » : préfecture de Nanterre, 1980

La file d’attente interminable, les heures à t’attendre, la peur au ventre...
« le guichet est fermé, revenez demain »

Mon mari, étranger, a souffert, il y a trente ans, de ces abus administratifs, des files d’attente.

Les oublies du système administratifs.

Voici mon texte, un témoignage.

Agnès

1980, préfecture de Nanterre

La file d’attente interminable, les heures à t’attendre, la peur au
ventre...

Comme hier, j’arrive à la préfecture. J’espère avoir un ticket. Ce
ticket, c’est un peu comme les tickets de rationnement que l’on nous
donnait, pendant la guerre. On était pas sûr d’avoir de la nourriture.

Aujourd’hui, j’en ai eu un. Je le serre dans ma main. Mon regard se
perd dans les chiffres. Attendre, encore attendre. Plus que cinq
personnes, quatre, trois,... la dame se lève. Une voix crie : "le guichet
est fermé, revenez demain"
. C’est l’heure, déjà l’heure ! Le zoo
ferme.

On ne sait plus où est l’animal.

La file d’attente interminable, le jour à t’attendre, la peur au
ventre...

Enfin, j’arrive devant le guichet, le ventre vide et les jambes
fatiguées de cette longue journée d’attente. Dès l’aube, j’avais
rejoint les étrangers, ceux que l’on fait attendre, ceux que l’on
parque pour une histoire de papier.

Le guichet m’attrape.

Je lui dis bonjour et je balbutie quelques mots.

La dame parle très vite et me regarde en chien de faïence. Je ne comprends pas, je lui demande de répéter. Elle parle encore plus vite, nerveusement, sèchement...

Je ne sais pas. Je lui parle en français... elle ne comprend pas... en
anglais... elle ne comprend toujours pas. Elle n’est pas encore
européenne.

L’Europe n’existait pas encore. Les gens s’impatientent, le gars derrière moi m’insulte.

Et elle crie : « Au suivant ».

La file d’attente interminable, la nuit à t’attendre, la peur au
ventre...

Enfin, j’arrive devant le guichet, le ventre vide. Mon corps tremble.

Il souffre de cette nuit d’attente, nuit de menace et de désarroi. Assis
sur le sol glacé, il l’a accueilli froidement. J’ai faim et j’ai
soif. Je me sens épuisé, sans forces, le cœur révolté.

Le guichet nous guette, il se rapproche, heures après heures.

J’ai réussi à avoir un ticket.

Je salue et je tends mon papier, ce papier que j’ai
préparé hier soir avec soin pendant deux heures, les yeux rivés sur le
dictionnaire, ce papier qui peut me sauver.

Le stress et l’émotion m’étouffent.

Elle le parcourt des yeux, secoue négativement sa tête.

Avec un regard méprisant, elle crie : « Au suivant ».

Je pars. Je rentre chez moi et je pleure.

2010, préfecture d’un pays européen.

La file d’attente interminable, encore une nuit à t’attendre, la peur
au ventre...

Je les regarde.

Je les vois encore ceux qui ont passé la nuit à
attendre, le ventre vide, les yeux cernés, rabougris par la violence
administrative.


Agnès Roussel Shih

09.2010

Témoignage reçu par e-mail le 17 septembre 2010

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 19/09/2010

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