Comment l’armée nous prend la tête

Jean-Paul - 24/09/2010
Image:Comment l'armée nous prend la tête

IHEDN : la culture de « l’esprit de défense »
par Sylvain Jorioz

"L’adhésion de la nation est la condition de l’efficacité de l’appareil de défense et de sécurité
et de la légitimité des efforts qui lui sont consacrés. (...)
L’information doit être précédée d’un travail régulier de sensibilisation et de formation de l’opinion."

Défense et Sécurité nationale, le Livre blanc,
juin 2008

Avez-vous l’esprit de défense ?

Si oui, sans doute n’avez-vous pas manqué cette
annonce parue dans le Dauphiné Libéré du 4 décembre 2009. Sous son logo frappé du buste
de la déesse Athéna, l’IHEDN – Institut des hautes études de Défense nationale – invitait les
« cadres des secteurs privé, public ou militaires » à approfondir leurs "connaissances en matière
de défense et de questions internationales"
lors de sa 181e session de formation en région, à
Grenoble.

Managers et militaires unissant leurs efforts pour le bien de la nation tout entière : à
défaut d’esprit de défense, un brin d’esprit curieux suffit pour avoir envie d’en savoir plus.

Quant à participer à ladite formation, c’est une tout autre affaire.

Rendez vous donc à la Préfecture de l’Isère pour récupérer un dossier de candidature. Au
dernier étage de l’officiel édifice, derrière une porte capitonnée, vous aurez le privilège de
pénétrer dans les bureaux du SIDPC – Service interministériel de défense et de protection
civile. C’est là qu’une fonctionnaire souriante vous remettra le précieux formulaire, et vous
souhaitera bonne chance.

La lecture du Code de la défense relatif à l’IHEDN, joint à toutes fins utiles au dossier en
question, vous apprendra que les personnes admises à suivre la formation sont désignées par
arrêté du Premier ministre, sur proposition du directeur de l’Institut. Elles sont choisies
(article R1132-15), selon des quotas stricts, parmi les magistrats et fonctionnaires "d’un rang
correspondant au moins à celui d’administrateur« 
 ; les officiers  »de grade égal ou supérieur à
celui de lieutenant colonel« 
 ; enfin les  »personnalités civiles exerçant des responsabilités
importantes dans les différents secteurs d’activité de la nation"
– les candidatures de ces
derniers étant présentées par le préfet de leur zone de défense.

Cette entité administrative, qui
regroupe plusieurs régions, est spécialisée dans l’organisation de la sécurité nationale et de la
défense civile.

Pour Rhône-Alpes et l’Auvergne, son siège est à Lyon.

À titre d’exemple, la 179éme session, organisée à Bordeaux fin 2009, rassemblait un peu plus
de 80 personnes dont, par ordre alphabétique(1) : une magistrate, le directeur technique d’une
multinationale, une responsable com’ de Chambre des métiers, un conseiller de Paris, un
lieutenant-colonel de l’armée de l’air, un directeur adjoint du ministère de l’Économie et des
Finances, un médecin, un commissaire divisionnaire, etc. Sur la photo de famille figuraient
également deux journalistes, ainsi qu’un aumônier du culte musulman et un agrégé d’histoire-géo – peut-être le « correspondant défense » de son collège ?
Outre son CV, sa fiche de candidature et sa lettre manuscrite (deux à trois pages SVP), le
candidat s’engage par écrit à l’assiduité pour les cinq semaines de la formation, mais surtout à
prolonger son activité d’auditeur au-delà de la session. Il devra s’employer à « maintenir et renforcer les liens entre les auditeurs de l’IHEDN » et, naturellement, à "développer l’esprit de
défense dans la nation."

Son dossier, déposé en Préfecture, transitera par la Préfecture de la zone de défense concernée
avant de parvenir à l’Institut.

Date limite de dépôt le 4 janvier, pour une formation qui
démarre en avril.

À l’IHEDN, on prend le temps de se renseigner.
Grande et belle institution fondée au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’IHEDN est
l’un des principaux laboratoires de la pensée militaire française. Jouissant d’une « renommée internationale », il a pour mission première, selon le décret du 30 janvier 1949, de « préparer des hauts fonctionnaires, des officiers généraux ou supérieurs, et des personnes particulièrement qualifiées au point de vue économique et social, à tenir les emplois les plus élevés dans les organismes chargés de la préparation et de la conduite de la guerre. »

Cette vocation s’est traduite par l’organisation, depuis un demi-siècle, de centaines de
formations nationales et régionales, de conférences et de séminaires spécialisés. Ses milliers
d’auditeurs se réunissent dans des associations régionales, « pour entretenir les liens d’amitié noués au cours des sessions, mais surtout pour continuer leurs réflexions sur la défense, avec le soutien de l’Institut. » Leurs travaux, transmis au Premier ministre sous la forme de
synthèses, ont par exemple contribué à la théorisation de l’implacable doctrine de la guerre
révolutionnaire(2) et à sa mise en œuvre lors des guerres coloniales d’Algérie et d’Indochine.

Le 26 juillet 2007, Nicolas Sarkozy ordonnait la création d’une commission pour rédiger le
nouveau Livre Blanc Défense et Sécurité nationale, qui « définira un concept de défense globale de notre pays et de ses intérêts ».

L’histoire ne dit pas combien d’anciens auditeurs de l’IHEDN figuraient, aux côtés du président de l’Institut, parmi la trentaine de sommités composant cette commission.

Mais revenons à la 181e session en région de l’IHEDN, organisée à Grenoble. Vous vous en doutez, l’auteur de ces lignes n’a pas eu l’honneur d’être admis à y participer. Il n’exerce de « responsabilités importantes » ni dans l’industrie, ni dans l’administration, ni dans la presse, à peine dans sa propre vie. Il n’a pas passé son élégante tenue de ville (baskets et jeans proscrits) pour visiter, le 12 avril dernier, les quartiers du 27e bataillon de chasseurs alpins, à Annecy.

Il n’a pas vibré, dans les locaux du CRSSA (Centre de recherche du Service de santé des armées) de La Tronche, lors de la brillante intervention du général Ranson, de la DGSE, sur « le renseignement au service de la décision politique », le 9 avril dernier.

Pour tout dire, bien conscient de ses abyssales lacunes, l’auteur de ces lignes n’était même pas candidat.

Alors, pour tuer le temps, il a lu le Dauphiné Libéré.

Le Dauphiné Libéré et la Chanson des Chasseurs

Comme l’IHEDN, le Dauphiné Libéré est une grande et belle maison fondée au lendemain de la seconde guerre mondiale. Et comme l’IHEDN, il consacre, on va le voir, une part conséquente de son effort à la diffusion de l’esprit de défense. Pour ce faire, il dispose à domicile d’une mine inépuisable d’héroïsme en uniforme.

Si on vous dit maquis des Glières, bandes molletières et tarte sur la tête, Afghanistan, vous répondez ?

Chasseurs alpins.

C’est à Varces, dans la banlieue de Grenoble, qu’est implanté l’état-major de la 27e brigade d’infanterie de montagne (27e BIM), l’unité militaire qui regroupe les troupes alpines françaises. Parmi celles-ci, le 13e bataillon de chasseurs alpins (13e BCA) de Chambéry ; le 27e BCA d’Annecy ; le 7e BCA récemment transféré de Bourg Saint-Maurice à Varces ; le 93e régiment d’artillerie de montagne
(93e RAM) de Varces ; le 4e régiment de chasseurs (4e RCh) de Gap ou encore le 2e régiment étranger de génie (2e REG) de Saint-Christol. Engagées sur des théâtres d’opérations aussi variés que le Tchad, la Guyane ou la Côte d’Ivoire, ces troupes fournissent, bon an mal an, un tiers des 3500 soldats français mobilisés dans les rudes montagnes d’Afghanistan.

Votre serviteur a la chance de connaître un monsieur très gentil bien qu’un peu obsessionnel, dont le passe-temps consiste à découper avec soin tous les articles du Dauphiné Libéré consacrés aux chasseurs alpins. Devinez quoi ? Il y en a tout un régiment. Si vous avez manqué à vos devoirs de lecteur-citoyen, il est grand temps de rentrer dans le rang.

Au hasard : le 28 août, le Daubé vous invite à « découvrir l’artillerie » dans le cadre du week-end portes ouvertes du 93e RAM, à Varces. Baptêmes de l’air, parcours en véhicule blindé, démonstrations d’artillerie et feu d’artifice. « Artisans et producteurs locaux seront également à la fête. »

Trois jours plus tard, vous êtes remis et on vous narre sur une demi-page la prise de fonction du nouveau patron du 93e RAM de Varces, le lieutenant-colonel Margueritte. Uniformes de parade, cérémonie bien réglée, rappel d’exploits passés, du Kosovo à l’Afghanistan.

Interviews exclusives de l’intéressé et de son prédécesseur. Vous vibrez déjà, à l’instar des « nombreux spectateurs » rassemblés ce jour-là devant le palais des sports de Grenoble, lorsque tout le régiment entonne à pleins poumons
son hymne, « Orage d’acier ».

Le 6 novembre, autre cérémonie « empreinte de sobriété et de solennité ». L’hommage national rendu aux 150 000 Alpins morts pour la France depuis leur création coïncidait avec l’anniversaire de la remise de la Croix de Compagnon de la Libération à la ville de Grenoble par le général De Gaulle.

Réunis au mémorial du Mont-Jalla, le préfet de l’Isère, le premier président de la cour d’appel, le maire de Grenoble et divers élus locaux et départementaux côtoyaient ce jour-là une dizaine d’officiers généraux, un détachement du 93e RAM et une vingtaine d’associations patriotiques. Le journaliste commentait dans un souci de clarté : "Grenoble est une ville où le rapprochement entre
civils et militaires a toujours été exemplaire.« 
Et de nous rassurer : »Les troupes de montagne peuvent regarder l’avenir avec sérénité."

22 janvier 2008 : il est temps de se rendre sur le terrain. Le Daubé consacre un long article, intitulé « Guerre et paix à Kaboul », à la mission du 13e BCA de Chambéry, au sein du contingent français – 653 hommes – chargé d’assurer la sécurité autour de la capitale afghane. Vous voici sur une route
poussiéreuse, au cœur d’une « nouvelle guerre sans nom », contre un « ennemi invisible, imprévisible. »

La tension est permanente. Fusil Famas au poing, vous ne circulez « qu’en véhicule blindé » : « On ne s’arrête pas, on ne laisse aucun véhicule civil doubler (…) Un panneau, traduit en arabe, indique l’interdiction d’approcher à moins de 40 mètres du véhicule. » Qu’importe que les Afghans ne parlent pas l’Arabe, vous êtes dans votre bon droit : ici, la France apporte "aide médicale et vétérinaire,
fourniture d’équipements scolaires, construction d’écoles et de terrains de sport"
.

Le 20 mai 2008, vous buvez les paroles du lieutenant-colonel Cieren, 7 BCA de Bourg Saint-Maurice, qui commente le prochain déménagement de son bataillon à Varces. Un mouvement, de l’aveu même de l’intéressé « pas très important », qui justifie tout de même quatre colonnes dans le Daubé. Vous apprenez ainsi qu’entre le Vercors, la Chartreuse et Belledonne il n’y aura pas trop de peine pour trouver un nouveau terrain d’entraînement au « 7 ».

À côté, un encart de deux colonnes revient sur la conférence du colonel Boyer et du chef de bataillon Lefèvre, à l’Hôtel des troupes de montagne, sur l’engagement français en Afghanistan.

« Inquiétude et incompréhension », le 2 juin : le général Pierre Martre, président de l’Union des troupes de montagne, vous confie sur une demi-page ses doutes quant aux « éventuelles restructurations induites par la révision générale des politiques publiques » sur les unités alpines, à commencer par le
déménagement du 7. Il s’en est ému dans une lettre au président de la République, lequel lui demande « d’attendre la sortie du Livre Blanc », prévue pour la mi-juin. L’attente est insupportable.

Le 23 juin, pour patienter, le Daubé vous offre cinq colonnes d’aventures au Tchad et en Guyane, aux côtés du 93e RAM de Varces. Entraînements spécifiques, lutte contre l’orpaillage et l’immigration illégale en Guyane, sécurisation des expatriés et support technique au Tchad. Gaffe au palu.

Trois jours plus tard, le danger se rapproche : Valence devient base de défense,sur cinq colonnes dans le Daubé. Dans le cadre de la réforme des armées définie par le Livre Blanc, la capitale drômoise abrite désormais un régiment « leader », qui "concentre les compétences et les expériences pour offrir
un soutien logistique efficace aux hommes sur le terrain."
Quant au camp de la Valbonne, dans l’Ain, il est retenu par le ministre de la Défense comme site pilote pour la réforme de l’armée de terre.

Devant le péril, la population tout entière attend un homme providentiel.

Le 10 juillet, le général Marcel Druart, chevalier de la Légion d’honneur, succède au général Foucaud à la tête de la 27e BIM. 

Le Daubé consacre une demi-page à sa biographie, du collège militaire d’Aix en Provence à l’École spéciale de Saint-Cyr, du Liban à la Bosnie, du 13e BCA au Centre des hautes études militaires.

Nous le retrouvons le 28 août, pour une interview en quatre colonnes : le nouveau patron « s’inscrit dans la continuité » et fait le point sur les opérations à venir dans les districts afghans de Kapisa et de Surobi, où la Brigade s’apprête à envoyer 700 hommes.

« Départ imminent pour l’Afghanistan », titre le Daubé du 27 septembre en plein page.

Cette fois, nous y voilà.

Les 700 militaires de la BIM partent relever leurs camarades du 8e RPIMa de Castres à Surobi, ce « tripot de talibans », pour un mandat de six mois. La mission s’annonce difficile, les
homologues tarnais ont essuyé de lourdes pertes dans une embuscade, à la mi-août. Le colonel Le Nen, à la baguette, « peaufine la tactique idoine pour mettre à mal les forces ennemies ».

Le général Druart revient quant à lui, en quatre colonnes, sur la préparation exemplaire dont ont bénéficié ses hommes : « fin de la polémique ».

Le 24 octobre, le ministre Hervé Morin rend visite au 27e BCA d’Annecy. Interview et titre choc sur quatre colonnes dans le Daubé : « Nous n’atteindrons pas le risque zéro. » On y apprend que le coût global de l’opération française en Afghanistan est de 200 à 250 millions d’euros annuels.

Le 19 novembre, sur cinq colonnes : « Aujourd’hui, c’est le grand départ ». Les chasseurs du 27e BCA partent pour six mois en Kapisa. On se répète, diront ceux qui suivent encore. Oui, mais là, c’est le jour J et ça mérite bien une page. Qui permet en outre de faire défiler les blindés sous vos yeux ébahis : 25 000 tonnes de fret, 112 véhicules avant blindé, 57 blindés légers, 5 chars…

Silence dans les rangs ! Écoutons plutôt le colonel Le Nen, trois colonnes en pied de page, qui s’essaie au documentaire animalier : « Avec le froid, l’activité des Talibans décroît. »

Voilà pour l’année 2008, sans prétention d’exhaustivité.

Dès le 10 janvier suivant, c’est le général Druart en personne qui vous adresse ses bons vœux sur deux colonnes. Et le 27 du même mois, le Daubé a une pensée pour les familles des soldats. À Notre-Dame-de-Commiers, une courageuse épouse nous offre le café : « Nous avons beaucoup parlé de son départ tous les deux. » C’est d’abord un choix de vie, comme le souligne le journaliste. Sur la même page, l’infatigable général Druart revient sur la participation de la 27e BIM à la formation de l’armée afghane. Un encadré nous donne des nouvelles du déménagement du 7e BCA, avec en intertitre cette révélation cruciale : « Une extension des deux cantines ».

Le martial feuilleton se poursuit, sur le même rythme, en 2009 et cette année.

Les mordus désireux de suivre l’aventure sont invités à se rendre aux archives de leur quotidien préféré.

Mais point trop n’en faut. Les lecteurs survivants ont compris le principe, et en ont tiré la conclusion qui s’impose : en réalité, le Dauphiné est assez loin d’être « libéré ».

Dans un souci d’honnêteté, il faut convenir que cette succession cadencée de déclarations martiales et de reportages pseudo-embedded n’est en réalité jamais perçue comme telle par la cible moyenne du Daubé. Elle ne voit, entre résultats sportifs et faits divers anxiogènes, qu’une pollution diffuse à dominante kaki – mitrailleuse subliminale sur le zinc du bistrot, mots d’ordre en gras intégrés du coin de l’oeil. Peu importe même que les articles soient réellement lus – et le niveau informatif global suggère que ce n’est pas leur vocation première, à moins d’avoir un cousin à la 27e BIM. 

Ce qui compte, c’est la fréquence d’exposition : la militarisation des esprits est plus efficace si elle emprunte la voie inconsciente. Pour militariser nos imaginaires, le Daubé, organe monopolistique de la cuvette et des canalisations environnantes, s’affranchit très bien des préoccupations stylistiques.

Ils ne sont qu’une petite poignée à alimenter ainsi, semaine après semaine, la rubrique « vie militaire » de notre PQ régional. On n’aura pas la prétention de s’interroger sur les terrains familiaux ou les ressorts personnels qui ont conduit à un tel zèle les Jean-Jacques Feral, Karine Bonnet, Sébastien Dudonné et consorts.

On se contentera des prudents éléments de langage fournis par l’une de ces fines plumes, le dénommé Éric Veauvy, directeur départemental du Daubé en Savoie, à un journaliste du canard critique la Voix des Allobroges (N°16, printemps 2008) :

Question : Le Dauphiné Libéré peut passer pour le journal officiel des élus et des hommes de pouvoir. Comment percevez-vous cela ?

Éric Veauvy : (...) C’est vrai que, avec la proximité, on est plus près des sources. (...) Cela conduit à faire preuve de prudence, voire d’un peu de complaisance, il ne faut pas hésiter à le dire.

Avec la proximité, on est plus près des sources. Ça va mieux en le disant. Et plus loin :

Q : Au fait, pourquoi le Dauphiné ne fait-il pas d’enquêtes ?

E. V. : On manque de temps et ce n’est pas vraiment la philosophie de la PQR. Et puis, ce n’est pas forcément porteur. Et-ce que c’est notre rôle ?

Q : Le lecteur ne demande pas ça ?

E. V. : Ça dépend, mais notre choix est plus de feuilletonner que de se dire « On va faire une grosse enquête pour le mois prochain. »

Dommage. On aurait bien vu une audacieuse enquête de six pages, type « Le général Druart, itinéraire d’un esprit fort », ou « Grenoble - Kaboul : un pôle d’excellence au service de la paix. » Rajoutez quelques pubs IBM en pleine page et vous êtes au niveau d’un Nouvel Obs.

Mais ne nous acharnons pas sur ces pauvres employés. Après tout, ils ne font que leur métier. Et bien sûr, « si ça ne vous plait pas, rien ne vous oblige à lire. » C’est vrai, il y a la télé aussi. Le « feuilleton » du Daubé n’est qu’un vecteur parmi d’autres de l’incorporation générale. Avec ou sans Éric Veauvy, la Grande Muette ne manque pas de porte-voix.

Le rayonnement de l’armée et la « bataille des idées »

L’armée recrute. Début 2010, vous n’avez sans doute pas échappé à sa dernière offensive publicitaire, qui a vu les arrêts de bus de l’agglomération grenobloise se couvrir d’affiches portant cette forte injonction : « Devenez vous-même ».

À l’ère du chômage de masse, l’argumentaire de vente insufflait une bonne dose d’héroïsme à la terminologie Pôle Emploi : "En rejoignant l’armée de terre, vous faites le choix d’une vie hors du commun, faite d’action et de solidarité, mais aussi de courage et de dépassement de soi. Vous serez formé et accompagné tout au long de votre parcours professionnel, parce que l’armée de terre saura
découvrir en vous un potentiel qui ne demande qu’à s’exprimer. En exerçant le métier de soldat, vous vous transformerez positivement, pour la vie."

Le Dauphiné Libéré en est intimement convaincu.

Le 9 mars 2008, sous le titre « Une force d’ascension… sociale », il nous apprend que « l’Armée de terre est le premier recruteur de France avec 14 000 hommes et femmes recrutés en 2007 », et détaille les excitantes perspectives de carrière proposées. Localement, cette action est « facilitée par la notoriété de la 27e BIM et du 93e RAM », dont il est par ailleurs l’un des principaux artisans. Voyez comme tout cela est harmonieux. Vous n’avez plus qu’à noter les coordonnées du Centre d’information et de recrutement de l’armée de terre, 10 rue Cornélie Gémond à Grenoble. À côté, un article intitulé « Les lycées militaires ouverts aux jeunes défavorisés » nous rappelle que « l’armée tout entière participe au chantier de l’Égalité des chances », initié par le gouvernement : dès la rentrée 2009, le Lycée des pupilles de l’air, à Montbonnot, accueillera 15% d’élèves défavorisés, sélectionnés au mérite.

Y’a pas de raisons.

Rebelote le 06 novembre 2009, avec ce gros titre en double page : « Comment l’armée joue-t-elle sa carte face à la crise ? »

Réponse : à fond.

Le capitaine Pasdeloup, du Centre d’information et de recrutement des forces armées, constate l’intérêt des demandeurs d’emploi, mais aussi de ceux qui
travaillent déjà : « Ils viennent nous voir parce qu’ils veulent rompre avec la monotonie de leur travail. (…) L’armée peut être une valeur refuge. »

Et si vous préférez le temps partiel, optez donc pour la Réserve opérationnelle. Le samedi 7 mai 2010 a lieu la Journée nationale du réserviste. À cette occasion, la 27e BIM et sa tente kaki occupent la place Victor Hugo, en plein centre de Grenoble. Depuis cette position stratégique, à deux pas de la FNAC, de souriants jeunes gens coiffés de leur tarte répondent aux questions des badauds. Voyons
donc les « éléments de langage » (3) concoctés par le ministère de la défense pour cette édition 2010, placée sous le signe du « partenariat entreprise-défense ».

On y apprend qu’il existe deux types de réserve : la réserve opérationnelle, composée de volontaires intégrés dans les unités, et la réserve citoyenne, formée de volontaires bénévoles du Service public, « chargés d’entretenir la culture de défense au sein de la société ».

Au 31 décembre 2009, le nombre de réservistes sous engagement était de 58 307 femmes et hommes, chacun ayant effectué en moyenne 19,71 jours d’activité militaire dans l’année. Et vous, vous faites quoi d’utile ?

Le « partenariat entreprise-défense » s’appuie déjà sur un réseau de Correspondants Régionaux Entreprises-Défense (CRED). Ceux-ci sont chargés d’obtenir, par la signature de conventions de partenariat, le soutien des « acteurs socio-économiques » en faveur de la réserve militaire, et d’assurer la « médiation de premier niveau » entre les employeurs, les réservistes et les forces armées.

Mais les entreprises peuvent désormais aller plus loin en signant avec le ministère de la défense une convention de soutien à la politique de la réserve militaire, ce qui leur vaudra, entre autres avantages, de se voir attribuer, par arrêté ministériel, la qualité de « Partenaire de la défense nationale ». Les cadres de ces entreprises exemplaires bénéficieront en particulier d’un « stage de sensibilisation à l’intelligence économique », merci l’IHEDN, ainsi que d’un « accès à certaines informations particulières. » Début avril 2010, plus de 270 conventions de ce type ont été signées.

L’armée recrute. Mais surtout, on le voit, l’armée rayonne. C’est le terme employé dans de nombreux écrits officiels, des statuts de l’IHEDN au récent projet de loi relatif à la programmation militaire 2009-2014. Le Livre Blanc « Défense et Sécurité nationale », paru en juin 2008, précise les modalités de ce rayonnement dans son chapitre consacré à l’adhésion de la nation. Politique de mémoire et
formation des jeunes y figurent en bonne place. C’était déjà le cas deux ans plus tôt avec un autre livre blanc, La France face au terrorisme, préfacé en 2006 par le Premier ministre Dominique de Villepin.

Dans sa troisième partie, ce court ouvrage consacré aux nouveaux dangers menaçant l’État déclinait la stratégie suivante : « gagner la bataille du quotidien, gagner la bataille technologique, gagner la bataille des idées. »

Rassurez-vous, c’est bien parti.

Mais revenons à l’Éducation nationale, haut lieu s’il en est de la « bataille des idées ». Son occupation s’appuie depuis 1987 sur les fameux « trinômes académiques », structures de « concertation et d’organisation déconcentrées au niveau des académies ». Placés sous l’autorité des recteurs, ces trinômes qui regroupent par exemple un proviseur de lycée, un délégué militaire départemental et le président de l’association régionale des auditeurs de l’IHEDN, ont pour mission centrale la « formation des enseignants et des cadres de l’éducation nationale à la culture de défense ».(4)

Ils ont pris du galon à la faveur de la loi de 1997, qui en supprimant le service militaire a apporté l’esprit de défense sur les bancs de l’école, via l’invention du « parcours de citoyenneté ».

Récemment, l’offensive a pris une dimension nouvelle avec le Protocole d’accord entre le ministère de la défense et le ministère de l’éducation nationale de janvier 2007 – quatrième du genre – signé par Michèle Alliot-Marie et Xavier Darcos. Cet accord affiche en toute transparence ses ambitions : « approfondir l’enseignement de défense » à l’école et « répondre aux besoins de recrutement des Armées ».

Désormais, « au collège et au lycée, l’ensemble des disciplines doit concourir à l’idée de défense » (Bulletin officiel de l’Éducation nationale, circulaire du 13 septembre 2007). Le site Eduscol du ministère de l’éducation (5) nous apprend ainsi qu’en classe de troisième, le programme d’éducation civique voit la séquence « défense et sécurité » portée de 4 à 5 heures à 8 à 10 heures. « C’est un doublement, mais surtout la formulation est grandement améliorée. À l’ancien découpage – La défense nationale, la sécurité collective et la paix ; la solidarité et la coopération internationale – qui permettait d’éluder l’aspect national de la sécurité, se substitue un découpage plus logique : la recherche de la paix, la sécurité collective, la coopération internationale. » Il est vrai que ce gouvernement n’est pas du genre à « éluder » l’aspect national de la sécurité.

Les enseignants devront bien sûr se mettre au niveau de telles avancées. Faisons confiance au Protocole d’accord 2007 sur ce point : "l’école supérieure de l’éducation nationale (ESEN) programme une formation à la culture de défense pour les cadres de l’Éducation nationale. (...) Une formation continue au niveau national et académique est offerte à l’ensemble du personnel de l’Éducation nationale (corps d’inspection, enseignants, cadres administratifs, responsables de
l’orientation) et la participation aux sessions de formation de l’IHEDN (nationales, régionales et jeunes) est encouragée et valorisée. Les actions de formation continue sont impulsées par les trinômes académiques en partenariat avec l’IHEDN."

Et si vos enfants saturent un peu des bruits de bottes après une longue semaine de cours, profitez donc du week-end pour leur changer les idées. Rien de tel par exemple qu’une escapade à la Bastille.

Lieu de visite obligé pour tout nouvel arrivant à Grenoble, la colline de la Bastille est l’un des sites emblématiques de la cuvette. Depuis octobre 2009, familles et promeneurs sont accueillis au sommet par le Musée des troupes de montagne, qui leur présente sur 600 m2 l’épopée des « diables bleus », de la bataille des Vosges au maintien de la paix en Afghanistan. Armes variées, skis d’époque et matériel de transmission. Entrée gratuite toute l’année, magazine trimestriel Les cahiers des troupes de montagne à la sortie.

De quoi instruire petits et grands.

Vous croyez peut-être souffler en grimpant au Mont-Jalla, situé 200 m plus haut. Bien essayé. Vous y tomberez sur le Mémorial des troupes de montagne, triste grande boîte de béton incrustée de plaques, dont on se demande bien comment la construction a pu coûter 600 000 euros (Le Dauphiné Libéré, 26/01/07). C’est là que, à la moindre occasion, militaires, élus locaux et fines plumes du Daubé se retrouvent pour une cérémonie « empreinte de sobriété et de solennité » avec vue imprenable sur le CEA et Schneider Electric.

Le Club des décideurs et la « bataille technologique »

Avec tout ça, on avait un peu perdu de vue la 181e session en région de l’IHEDN. Il faut dire que, comme toujours, le concile s’est tenu dans la plus grande discrétion. Le Dauphiné Libéré, d’ordinaire si prolixe sur la chose militaire, a par exemple attendu la veille de la clôture de la formation, avec la conférence « intelligence économique » du 11 mai dernier, pour y faire référence.

Devinette : quel pouvait bien être le titre du papier en question ? Réponse : « Pour développer la culture de la défense. » Ça devrait commencer à rentrer.

Mais laissons là le Daubé. Tandis que les sans-pouvoir avalent quotidiennement leur ration de soupe caca d’oie, les importants n’ont pas de temps à perdre. Le très riche programme de la 181e session, prudemment mis en ligne par l’Institut après sa clôture (www.ihedn.fr rubrique sessions en région), les a conduits de la préfecture de l’Isère aux quartiers du 27e BCA à Annecy, de l’Institut de management des universités de Savoie au Centre de politique de sécurité de Genève, avant un retour, pour les deux dernières semaines, au CRSSA (centre de recherche du service de santé des armées) de Grenoble.

Selon la formule affinée depuis un demi-siècle par les caciques de l’Institut, le menu puisait dans les spécificités locales les éléments d’un programme optimal : visites de sites sensibles, industriels ou militaires, déploiements de force technico-folkloriques, intervention d’experts sur des sujets stratégiques et internationaux, sans oublier ces mystérieux travaux de comités, qui rassemblent les auditeurs en petits groupes, à raison d’une heure et demie chaque jour, et font l’objet d’une très officielle restitution à la fin des cinq semaines.

L’arrêté du 31 mars 2010, portant désignation par le Premier ministre des candidats retenus pour la session, livre, on va le voir, une cartographie assez fidèle de ce que sont les réseaux de décision à Grenoble, Annecy ou Genève – c’est-à-dire dans le Sillon alpin. Ceux qui suivent un peu savent que cette expression désigne, dans la bouche des technocrates qui œuvrent à son développement, une vaste conurbation en devenir, dont le liant principal est l’innovation high-tech, dopée par une relation recherche-industrie exemplaire : pôle Traçabilité à Valence, micro et nanotechnologies à Grenoble, photovoltaïque à Chambéry, etc. Ses atouts (www.sillon-alpin.fr) : "la puissance de la recherche
publique et privée (plus de 20 000 emplois dans la recherche) ; une concentration de laboratoires nationaux et internationaux ; une main d’œuvre hautement qualifiée dont 41% de cadres et professions intermédiaires et des écoles d’ingénieurs reconnues ; un environnement d’innovation et de création de « jeunes pousses » ; des groupes industriels multinationaux, dans tous les domaines technologiques.« 
Le tout, si vous en doutiez, dans une volonté de  »préserver l’équilibre naturel de ce territoire d’exception."

Sur ce territoire d’exception plus qu’ailleurs, la diffusion de l’esprit de défense bénéficie d’une formidable synergie avec l’idéologie de développement promue par le techno-gratin local. Voyons donc la liste d’auditeurs sélectionnés par la préfecture de notre zone de défense (www.ihedn.fr, rubrique sessions régionales). Au hasard : Yves Samson, directeur adjoint de l’Institut nanosciences et
cryogénie du CEA de Grenoble ; Marc Dorel, ingénieur R&D chez Trixell, filiale basée à Moirans (Isère) du groupe militaro-sécuritaire Thales ; Philippe Guénard, gérant de société et expert référencé auprès du même Thales ; Luc L’Hermitte et François Odiot, respectivement ingénieur responsable logiciel et responsable national des formations sécurité, sûreté chez ST Microelectronics ; François
Miceli, P-DG d’Axcell Biotechnologies, ou encore Philippe de Thiersant, directeur de l’agence Dauphiné du groupe d’ingénierie électrique Cegelec, « partenaire de vos systèmes » dans les domaines de l’industrie, des infrastructures et des services. À côté, la vieille industrie chimique, pourtant en pointe niveau « gestion des risques », affiche un seul représentant, responsable qualité et sécurité chez
Air liquide.

Certains participants incarnent à eux seuls la liaison industrie-université : Denis Anselmet, directeur de la société ATIS Grenoble, conseil en stratégie, organisation et conduite du changement, animateur en 2010 d’un stage intitulé « maîtriser le management », est également professeur associé à l’INPG, principal élevage d’ingénieurs grenoblois. Entre une intervention sur la « lutte contre le terrorisme » par un ponte de la DST et une démonstration de vol de l’armée de l’air helvétique, nul doute qu’il a pu engager de passionnants échanges de vues avec son confrère Patrick Bourgin, directeur de l’École centrale de Lyon, avec Olivier Cateura, responsable du « département de formation et de recherche en management technologique et stratégique » de Grenoble École de Management, ou avec le professeur 1ère classe Jean-Luc Koning, vice-président de l’INPG.

À la table voisine, le conseil indépendant aux collectivités Philippe Simon a certainement tendu l’oreille lors d’un éclairant partage d’expériences entre Chris Dupoux, directeur, à Grenoble Alpes métropole, du pôle animation et gestion des équipements sportifs, du stade des Alpes et de Pôle Sud- patinoire ; Jean-Louis Pierret, chargé de mission aménagement du territoire à Bourg-en-Bresse
agglomération, et Jean-Yves Pousse, chef de service partenariats professionnels et qualité de service au sein de la société Autoroutes du Sud de la France.

On n’y était pas. On imagine. Reste que ces gens, accompagnés d’une cohorte de collègues décideurs, industriels, assureurs, politiciens, cadres bancaires et responsables religieux ont usé cinq semaines durant les fonds de leurs élégants tailleurs et pantalons sur les mêmes bancs que les lieutenants-colonels, commissaires de police, agents du renseignement et autres spécimens galonnés que charrient les sessions de l’IHEDN. En revanche, aucun journaliste du Daubé n’était de la partie. Mais il est vrai que ceux-ci n’ont pas attendu la 181e session pour nouer de fructueux contacts avec les États-majors de tous poils.

On épargnera au lecteur un commentaire détaillé du programme officiel des réjouissances, pour la simple et bonne raison qu’on n’en connaît que les intitulés. Ils sont en ligne, il suffit de lire. Le site de l’IHEDN héberge également deux courtes vidéos qui donnent une idée de l’ambiance. L’une, compilée par des auditeurs, militaires semble-t-il, de la180e session (île de France), alterne photos de gradés, démonstrations en uniforme et scènes de fin de banquet – muettes – sans donner la moindre information sur le fond. L’autre, diffusée par TV Mont-Blanc le 14 avril dernier, évoque la 181e session et la « plus value sur le CV » qu’elle représente pour les auditeurs civils qui y trouvent la « possibilité de nouveaux contacts ». Interviewée, une auditrice « juriste », anonyme et enthousiaste, confirme qu’un tel « enrichissement personnel » ne pourra que lui permettre de « progresser dans le cadre de (son) développement professionnel personnel (sic) ».

Accéder à ces transcendants contenus n’est semble-t-il possible, pour les non-auditeurs, que dans les locaux de l’École Militaire – et encore pas tout de suite. Et quand bien même on aurait entendu l’intervention du général de division d’infanterie Michel Yakovleff, le 8 avril 2010, sur « la stratégie de défense nationale », ou celle de Jean-François Clair, de la DST, le lendemain sur « la lutte contre le terrorisme » ; quand bien même on aurait visité l’usine Cartier Horlogerie, le 15 avril à Genève, et acheté à la sortie le souvenir bling-bling de rigueur ; ou assisté à la journée « intelligence économique », avec les témoignages des responsables IE d’un grand groupe et d’une PME, le 11 mai, on n’aurait encore rien vu.

Car, on le sait bien, l’essentiel de la valeur ajoutée est ailleurs. Voyages en bus, collations sur le pouce, pauses café, apéritifs et repas de gala : autant d’occasions de sympathiser, de « créer des liens », c’est-à-dire d’avancer ses affaires. Et de les inscrire dans la durée puisque, on s’en souvient, chaque participant s’est engagé à « maintenir et renforcer les liens entre auditeurs », par le biais notamment des nombreuses associations d’anciens de l’IHEDN. Gageons que, pour la plupart, la promesse de loyauté n’est pas trop difficile à tenir : cet entre-soi fécond est le socle des grands projets et des petits arrangements qui permettent à la caste de présider aux destinées d’une agglomération, d’une population tout entière.

Qu’on se comprenne bien : le Club des décideurs ne manque pas d’occasions, officielles et officieuses, publiques ou privées, de tenir salon. Les formations de l’IHEDN sont un peu plus que ça. Par leur durée, leur prestige, leur lien direct avec les doctrines étatiques – leur obsession assumée de l’esprit de défense – elles constituent un objet d’étude de premier choix pour qui cherche à décrypter les ressorts de la domination.

Mais à ce stade de nos élucidations, le lecteur soucieux d’objectivité s’impatiente : Des faits ! Des chiffres ! Des sources ! Soit.

« Défense : Sarkozy donne la priorité à la technologie », titrait en Une le quotidien économique La Tribune, dans son édition du 17 juin 2008 – jour de la présentation du Livre Blanc Défense et sécurité nationale par le président de la République devant 3000 personnels civils et militaires du ministère de la défense.

L’article nous apprenait que « les dépenses (de défense) vont s’élever à 377 milliards d’euros sur les douze prochaines années (2009-2020). » Soit en moyenne sur cette période 31,4 milliards par an. La hausse du budget d’équipements militaires, « qui va passer à 18 milliards par an sur la période », est compensée par les « économies générées par la suppression de 54 500 postes au sein du ministère de la défense. » Autrement dit, un peu plus loin, « les industriels vont profiter des économies de fonctionnement du ministère de la défense. »

Ouvrons donc le Livre Blanc, qui constitue encore – en attendant le prochain – la meilleure source sur le sujet qui nous intéresse.

Son chapitre 16, consacré à l’industrie et à la recherche, nous rappelle en préambule que « Les compétences scientifiques, technologiques et industrielles de la France conditionnent sa capacité à satisfaire les besoins des armées, ceux de nos partenaires européens, et de plus en plus ceux des forces de sécurité intérieure. » Pour fixer les idées, toujours d’après le Livre Blanc, le marché mondial de l’armement, évalué à 300 milliards d’euros, est largement dominé par les Etats-Unis, qui représentent plus de 50% de l’ensemble. En Europe, l’activité industrielle de défense affiche un chiffre d’affaires global de 55 milliards d’Euros, comparable au PIB de la Bulgarie. Sur les 10 premiers groupes d’armement européens, quatre sont français (Thales, DCNS, Safran, Dassault Aviation),
auxquels s’ajoute EADS, dont la composante française est importante. Dans l’Hexagone, l’industrie de défense et de sécurité « représente 165 000 emplois directs, au moins autant d’emplois indirects, et un chiffre d’affaires de l’ordre de 15 milliards d’euros. » La France se place en outre au quatrième rang
mondial des exportateurs.

Une compétitivité que l’on doit, en premier lieu, aux investissements réalisés dans la recherche et le développement, qui « représentent 10 à 20% du CA des dix plus grands groupes de défense présents en France, qui emploient dans leurs bureaux d’études quelque 20 000 personnes ». Soit, coïncidence amusante, autant que de chercheurs dans le Sillon alpin.

Le Livre Blanc insiste ensuite (p.269) sur la nécessité, pour accroître l’efficience de l’effort national de défense, de « mutualiser les démarches de recherche en matière de défense et de sécurité ». On retrouve là le plaidoyer de Nicolas Sarkozy, dans la préface du même ouvrage, en faveur d’une « stratégie de sécurité nationale qui associe, sans les confondre, la politique de défense, la politique de sécurité intérieure, la politique étrangère et la politique économique. »

À vrai dire – le croirez-vous ? – le rapprochement défense-sécurité est déjà bien engagé dans le tissu industriel. Il se trouve que les principaux groupes d’armement – Thales, Safran/Sagem et Dassault en tête – sont également des acteurs majeurs des technologies sécuritaires, de la vidéosurveillance intelligente au contrôle d’accès, de la biométrie aux « systèmes de systèmes ». Mitrailleuses, caméras : mêmes fabricants, mêmes promoteurs, même combat.

Mais il est urgent d’aller plus loin, plus vite. Le Livre Blanc exige encore de « favoriser les synergies entre la recherche civile et la recherche de défense et de sécurité. » Constatant avec regrets que « 60% de la recherche financée par la défense ont des retombées dans le secteur civil, contre 20% seulement en sens inverse », il ordonne : « les ministères de l’intérieur et de la défense devront intensifier leurs relations avec les grands établissements publics de recherche, les industriels, les universités mais aussi les plus petits laboratoires. » On privilégiera les « programmes de technologies »duales« – civiles et militaires », ce qui présente au passage l’avantage d’éviter aux ingénieurs les plus fragiles d’inutiles
cas de conscience sur la finalité de leurs travaux. On n’oubliera pas non plus les PME : « La France leur ouvrira davantage l’accès aux marchés de défense et incitera les grands groupes de défense et de sécurité à s’associer aux plus innovantes. »

Et dire qu’il y a encore des obscurantistes pour critiquer la politique visionnaire des promoteurs du Sillon alpin.

C’est un fait maintes fois vanté par nos décideurs : dans la « bataille technologique », Grenoble est aux avant-postes. On ne refera pas ici la chronologie, par ailleurs bien documentée, des colossaux investissements techno-scientifiques réalisés dans la cuvette – de l’implantation du Synchrotron, en
1994 sur le polygone scientifique, à la construction de l’Alliance Crolles 2 (plus de 500 M€ de subventions publiques pour faire venir ST Microelectronics, Philips et Motorola) en 2002, pour aboutir à l’ouverture de Minatec, premier centre européen dédié aux nanotechnologies, en 2006. En un temps record, la capitale des Alpes s’est transformée en technopole mondialement reconnue. Son
centre-ville est maintenant en passe d’être délocalisé sur le Polygone scientifique, dans le cadre du projet GIANT (Grenoble Isère Alpes Nanotechnologies)(6).

L’avenir s’annonce radieux. Le marché est là, les financements en bonne voie.

Nul doute que la pléthore d’ingénieurs et de chercheurs sportifs et souriants venus du monde entier peupler ce tissu de labos high-tech, « clusters » et autres incubateurs se sont déjà saisis avec un bel enthousiasme des ruptures technologiques et scientifiques « pressenties » par le Livre Blanc pour l’horizon 2020-2030 : robotique et systèmes cognitifs, nouveaux matériaux fonctionnels, nouvelles technologies de détection active, émetteurs à énergie dirigée, thérapie cellulaire par nanobiotechnologie, informatique quantique, nouvelles technologies de traitement de l’information, techniques de retournement temporel et d’analyse du bruit. Technologies « duales » de préférence, avec de prometteuses applications dans les domaines de la santé, des énergies renouvelables, de la téléphonie ou des vêtements « intelligents » : thésards et développeurs peuvent bosser tranquilles, skier le week-end et manger bio. Ils ne liront pas le Livre Blanc.

À peine perçoivent-ils que le fond de l’air est frais.

La « bataille du quotidien », c’est ici que nous la perdons

Vous êtes-vous déjà baladé dans Grenoble un jour de match du GF38 ? Dès le matin, les barrières métalliques sont dressées aux abords du Stade des Alpes. Stationnés autour du parc Paul Mistral et devant la mairie, des groupes de CRS exhibent leurs matraques aux passants.

Tout l’après-midi, vous croisez ces escadrons patibulaires, trimbalant leurs armures d’un pas lourd dans les rues du centre-ville, de la place Notre-Dame à la gare.

La sécurité est la première des libertés.

Revenez le soir, un peu avant le coup d’envoi. Les Robocops sont maintenant plus de cent, le front bas sous leur casque. Parqués devant les billetteries, des milliers de quidams, familles et supporters, font sagement la queue dans le grésillement des talkies-walkies. Dans quelques instants, ils présenteront leurs sacs ouverts aux « stadiers » avec un sourire, grimperont un large escalier de béton brut et
pourront enfin pénétrer dans le « stade le plus high-tech de France » – expression consacrée par l’ensemble des médias, du Daubé à L’Équipe, depuis la construction en 2008 de cette énorme cloque de verre et d’acier.

De fait, ledit stade abrite un remarquable concentré de technologies « duales ».

Pour s’en convaincre, il suffit de lire le triomphal communiqué de presse diffusé, le 17 décembre 2008, par la société canadienne Genetec, « pionnière de la sécurité physique et publique » : « Le stade de Grenoble, France, a choisi la solution de vidéosurveillance sur IP Omnicast de Genetec pour protéger les 20 000 visiteurs attendus. Le nouveau stade de Grenoble est doté d’un des ensembles de solutions technologiques les plus innovantes pour un stade en France et dispose de plusieurs autres solutions de pointe, comme le paiement électronique, des écrans vidéo interactifs, et un système de gestion de la relation clients (CRM) basé sur des cartes de fidélité à base de puces RFID. De plus, le stade a fait installer un système de contrôle d’accès par carte à puce qui sera bientôt intégré à Omnicast, en utilisant les toutes dernières technologies biométriques telles que des systèmes d’empreintes digitales. » Vidéosurveillance, RFID, biométrie. De grands moments de communion en perspective.

Plus loin : « Le stade de Grenoble utilise actuellement Omnicast pour gérer 35 caméras analogiques réparties dedans et autour du bâtiment, ainsi que 30 nouvelles caméras IP placées à des endroits stratégiques à l’intérieur du stade, comme les secteurs interdits au public, les comptoirs de rafraîchissements de même que les zones des joueurs et des invités. »

Comme dans tout communiqué d’entreprise, le « client » est convié à s’émerveiller de la pertinence de ses propres choix. Le client, ici, n’est autre que notre ami Chris Dupoux, directeur du stade des Alpes.

Oui ! Ce même Chris Dupoux, auditeur de l’IHEDN depuis ce printemps et officiellement préposé désormais à la diffusion de l’esprit de défense.
Écoutons-le : "Ce qui est impressionnant avec les technologies et solutions mises en oeuvre, c’est la manière dont elles s’interfacent et s’articulent pour permettre de mieux gérer les flux de spectateurs et d’identifier plus facilement les comportements suspects. Aujourd’hui, c’est la garantie d’une meilleure
sécurité pendant les événements publics et les matchs de football"
. Quel dommage qu’en dehors d’une vingtaine de prestations du GF38, un tel joyau n’ait accueilli pendant l’année 2009-2010 qu’un concert de Johnny Halliday et quelques séminaires d’entreprises.

Et Genetec de renchérir : "La souplesse offerte par l’architecture ouverte a également permis au stade de Grenoble d’intégrer de manière transparente une solution de contrôle d’accès qui offre des fenêtres de notification vidéo avec des alertes générées par les accès, ainsi que le contrôle des foules aux
entrées et sorties.« 
En résumé, si l’on comprend bien, les  »foules«  sont filmées à l’entrée et à la sortie, et l’apparition de certaines trombines sur les écrans de contrôle génère des alertes, le tout  »de manière transparente" ?

Deux ans après la diffusion de ce communiqué, il semble qu’une partie de la quincaillerie annoncée ne soit pas encore installée. C’est que le groupe japonais Index Corporation, propriétaire du club et inventeur du téléphone portable pour chiens, rencontre quelques difficultés passagères. Mais rassurez-vous : le système de vidéosurveillance est parfaitement opérationnel.

Le Monde du 30 avril 2010 nous offre un aperçu de son efficacité :

"Dans les gradins du stade flambant neuf de Grenoble, un garçon rondouillard d’une vingtaine d’années fume tranquillement un joint. Il suit à peine le jeu de son équipe, le GF 38. Il ne sait pas que son visage joufflu est filmé sous
différents angles. Une cinquantaine de mètres plus haut, dans le poste de sécurité du stade, Dorothée Celard, la jeune commissaire, est formelle : « C’est lui qui a craqué un fumigène contre Auxerre. »

Quatre agents de la brigade anticriminalité (BAC) mémorisent son visage pour aller l’interpeller.

C’est parti pour une mini-chasse à l’homme, dans les coursives du Stade des Alpes. « Les policiers doivent l’arrêter loin de sa tribune pour éviter les problèmes », raconte Armand Blanco, directeur de la sécurité du GF 38. Les policiers sont guidés et aidés par des caméras — quelque 120 disséminées dans le stade et à l’extérieur.

L’une d’elles est braquée sur « la cible ». Pour le moment, le jeune
homme reste dans sa tribune, les agents en civil sont à quelques mètres de lui, mais impossible d’intervenir. « Il bouge, il bouge, informe la commissaire à ses hommes par talkie-walkie, il se dirige vers les toilettes. » À peine sorti des WC, il est interpellé, fouillé, arrêté en possession de quelques grammes de haschich devant son père, effaré. Quelques jours plus tard, il recevra une interdiction de
stade."

On notera au passage que le nombre de caméras évoqué a pratiquement doublé depuis le communiqué claironnant de Genetec. Et dire que certains hésitent encore à emmener leurs gosses au stade.

Quant aux 10 à 15 000 personnes qui composent le « flux de spectateurs » géré par Chris Dupoux, elles ne semblent pas incommodées le moins du monde par l’arsenal déployé au-dessus de leurs têtes à grands coups d’argent public. Échantillon représentatif, sans doute, du (large) cœur de cible du Dauphiné Libéré. Et de descendre stoïquement les marches, après 90 minutes de purge footballistique.

On se fait un Mac Do ? Ah non, je préfère Quick.

Où la diffusion de l’esprit de défense se traduit de facto par la légitimation de la surveillance généralisée et son acceptation par le plus grand nombre. Il y avait quelque chose de troublant, ce soir-là, à entendre une poignée de jeunes supporters chanter, en passant entre les camions de CRS : "On a
perdu ! On a perdu !"

Je préfèrerais dire : on est en train de perdre.

Dans une société où le football tient lieu de vie politique à une majorité d’électeurs mâles, on ne s’étonne pas que son arène concentre, jusqu’à la caricature, les moyens déployés par les dominants pour asseoir leur pouvoir. Mais le reste de la cité est appelé à se mettre au niveau rapidement, avec l’assentiment des foules.

Selon un sondage Ipsos d’avril 2008, 71% de Français se déclaraient favorables à la présence de caméras dans l’espace public. Et début juin 2010, ils sont 56% à penser que la généralisation du port d’arme à l’ensemble des policiers municipaux serait « plutôt une bonne chose » (sondage CSA). C’était juste avant les « violences de Grenoble » et l’envoi des hélicoptères aux familles populaires de la Villeneuve.

We are at war, comme disait George W. Bush.

« C’est en Afghanistan que commence notre lutte contre le terrorisme », clame en écho Michèle Alliot-Marie, en février 2007 à la Maison de la Chimie, lors de son discours clôturant les 14e rencontres parlementaires « Paix et Défense ». Vous savez, cette « nouvelle guerre sans nom », contre un « ennemi invisible, imprévisible », à laquelle le Daubé nous fait participer avec tant de constance. Si c’est bien là-bas qu’elle commence, nul ne se demande plus où elle aboutit : ici, partout et surtout dans nos têtes.

Le même journal n’a pas eu peur de forcer le trait, en légende photo le 05 octobre 2009 : « Les montagnes du Briançonnais ressemblent de manière étrange à celles de l’Afghanistan. »

En résumé : tout invisible et imprévisible qu’il soit, l’ennemi reste d’abord barbu. Il obéit à une mystérieuse engeance tapie quelque part en Afghanistan, où nos vaillants Alpins lui donnent la chasse.

Il en va de votre sécurité. Jugez plutôt : le livre blanc La France face au terrorisme de 2006 dresse, en annexe, un catalogue des « principales menaces contre la France depuis 1998 ». Sur les 24 événements péniblement recensés pour ces huit années, tous relatifs au terrorisme islamique, 13 se réduisent à des
courriers et communiqués inamicaux, signés pour la plupart d’Al Qaida ou du GSPC. S’y ajoutent une dizaine d’opérations concrètes, démantèlements de cellules et autres arrestations de jihadistes, en partie en dehors du territoire national.

Ceux qui trouvent ça court n’ont pas l’esprit de défense.

À trois ans près, la liste du Livre Blanc aurait pu s’enrichir d’une singulière affaire, qui mérite d’être racontée ici. Faisons donc la connaissance du dénommé Adlène Hicheur, physicien franco-algérien de 33 ans, chercheur associé au prestigieux CERN (Centre européen pour la recherche nucléaire) de Genève et professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Scientifique brillant selon ses pairs, musulman modéré selon ses voisins : un véritable spot publicitaire pour le Sillon alpin.

Hélas, personne n’est à l’abri d’une démence rampante. On n’est pas psychiatre.

Toujours est-il qu’entre deux expériences de physique des particules, notre modèle d’intégration travaille du chapeau, tendance Guerre Sainte. Les masques tombent le 8 octobre 2009 : la police interpelle Adlène Hicheur et son
jeune frère à l’aube, à leur domicile de Vienne (Isère).

Après 96 heures de garde-à-vue, le frangin est relâché, Adlène mis en examen pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste » (lemonde.fr, 14/10/09).

L’arrestation fait suite à 18 mois d’enquête de la DCRI (direction centrale du
renseignement intérieur), qui a mis en évidence ses échanges de mails cryptés avec un activiste d’AQMI (Al Qaida au Maghreb islamique, ex-GSPC). Échanges au cours desquels le chercheur aurait désigné à son contact, plans à l’appui, une cible pour un attentat.

Et maintenant, une devinette : quelle pouvait bien être la suggestion d’Adlène Hicheur aux jihadistes ?

Faire sauter les installations du CERN, plus grand site de physique fondamentale au monde, que le chercheur connaissait de l’intérieur ? Atomiser le Large Hadron Collider (LHC), gigantesque accélérateur de particules – 27 km de circonférence pour un coût global de quelques milliards d’euros ?

Du tout.

La cible en question, ami lecteur, c’était la caserne du 27e Bataillon de chasseurs alpins, à Annecy.

Oui, celle-là même qui a accueilli les auditeurs de l’IHEDN, le 12 octobre 2010 – juste cinq mois après l’arrestation de notre bonhomme. Admirable carambolage des faits.

Lefigaro.fr du 23/11/2009 revient sur l’affaire, sous le titre « Les projets fous de l’islamiste du CERN ».

Selon un militaire du 27e BCA, la caserne située à Cran-Gevrier, à l’Ouest d’Annecy, à proximité immédiate de plusieurs lycées, constituait un objectif de choix à double titre : d’abord, « parce que le 27 a envoyé trois compagnies en Afghanistan » ; ensuite, « parce qu’il célèbre l’anniversaire de Sidi-Brahim, en souvenir d’un combat héroïque des chasseurs alpins en Algérie contre l’émir Abd el-Kader ».

On n’en sait pas plus aujourd’hui sur le sort d’Adlène Hicheur – et ce n’est pas le moins étonnant dans l’affaire : à la flopée d’articles parus fin 2009 a succédé un silence unanime. Pourquoi donc ?

Que n’a-t-on exploité, au moins un peu, cette affaire a priori si propice à la diffusion de l’esprit de défense ? On aurait pourtant bien vu ce prometteur « islamiste du CERN », isérois de surcroît, alimenter un petit feuilleton dans le Daubé – son procès, ses aveux peut-être, sa juste condamnation. À moins que, on spécule, le problème avec Adlène Hicheur ne soit sa qualité d’acteur exemplaire de la recherche scientifique, reconnu au sein de l’un des plus prestigieux fleurons du Sillon alpin : le Bien combat le Mal, faudrait pas brouiller le message. Imaginez le même brillant élément travaillant au CRSSA
(Centre de recherche du Service de santé des armées), à La Tronche, où l’on
bricole à longueur d’année toutes sortes de joyeusetés bactériologiques.

Laissons donc là notre apprenti terroriste, avec l’ultime regret d’ignorer si, en attendant les 70 vierges, il s’était abonné au Dauphiné Libéré. Auquel cas, sans doute a-t-il apprécié cet article du 17 juin 2010, intitulé « Une famille unie derrière son saint patron ». La veille, jour de la Saint Bernard, plus de 500 militaires de la « grande famille des troupes de montagne » étaient réunis au quartier Reyniès, à Varces, pour fêter leur saint patron Bernard de Menthon. Outre quelques remises de médailles, la cérémonie a « surtout consisté en l’exaltation des vertus militaires et proprement montagnardes censées unir et inspirer tous ces soldats. » On inspire bien fort. « Bien que le saint patron soit catholique, et que la journée ait commencé par une messe, un temps de parole oecuménique (avec les aumôniers catholique, protestant, juif et musulman) a ponctué ce rassemblement. » Tant il est vrai que « les valeurs affichées ici dépassent les querelles de clocher. »

On n’est plus au temps des croisades, nom de Dieu.

À l’époque, au moins, les choses étaient simples. Nos valeureux croisés allaient là-bas reprendre les lieux saints du Livre aux infidèles, avec l’assentiment du Saint-Esprit. Aujourd’hui le Livre est Blanc, au Saint-Esprit s’est ajouté l’esprit de défense ; ici et là-bas se rejoignent, aux extrémités d’un même théâtre d’opérations mondialisé. Les sans-pouvoir de Kapisa et de Surobi sont éduqués par Omid FM, la radio lancée par les Chasseurs Alpins. Les sans-pouvoir du Grésivaudan et du Vercors en ont appris l’existence dans les colonnes du Dauphiné Libéré, qui titrait le 24 mai dernier « Onde pacifique en Afghanistan ».

L’article précisait : "Sur Omid FM, rien n’est fait au hasard. L’information est
largement contrôlée. Les interviewés sont choisis avec minutie, ce sont des acteurs de la vie sociale, avec un discours positif. (...) La population peut même poser des questions... et dédicacer des chansons !« 
En résumé, souriait le journaliste, c’est  »une radio presque comme une autre". Là-bas aussi, on diffuse l’esprit de défense.

C’est que la paix, cette vieille lune, n’est pas pour demain. « En Afghanistan, la guerre demande de la patience », rappelait Le Monde du 17 juillet. Et de constater : « le mois de juin 2010 a été le plus meurtrier pour la coalition ». À 5000 km de là, ce même été a vu un quartier « sensible » de la technopole grenobloise s’embraser des nuits durant, bouclé par les hommes du RAID et du GIPN, suite à la mort d’un braqueur abattu au pied des tours par la police. Il a vu le lancement par le gouvernement français d’une offensive sans précédent contre les Roms, quelques semaines après l’annonce d’un « plan national de sécurisation des transports » visant au déploiement de 25 000 caméras de surveillance dans les trains et les gares. Bref. Dans notre démocratie pacifiée, la marche du complexe militaro-industriel exige la poursuite de la guerre par d’autres moyens. L’IHEDN s’y emploie depuis maintenant un demi-siècle, rencontrant localement les intérêts de besogneux partenaires comme le Dauphiné Libéré ou le GF 38.

« Un peuple lâche mérite une société sécuritaire », m’a-t-on expliqué un jour. C’est la grande réussite de nos vainqueurs perpétuels que d’imposer et d’entretenir ce télescopage logique dans l’inconscient collectif. Quant à démontrer que l’inverse soit vrai – « une société sécuritaire engendre un peuple lâche », on a bien conscience que ce qui précède n’y suffit pas. Au moins aura-t-on relevé ici quelques faits, identifié quelques rouages du grand cirque.

Chacun sa défense.

« La gloire est le soleil de nos morts », proclame l’une des plaques de marbre du Mont-Jalla.

Aux vivants, il reste au moins quelques zones d’ombre.

Sylvain Jorioz,
Grenoble, le 12 septembre 2010.

Avez-vous l’esprit de défense ?

Si oui, sans doute n’avez-vous pas manqué cette
annonce parue dans le Dauphiné Libéré du 4 décembre 2009. Sous son logo frappé du buste
de la déesse Athéna, l’IHEDN – Institut des hautes études de Défense nationale – invitait les
« cadres des secteurs privé, public ou militaires » à approfondir leurs "connaissances en matière
de défense et de questions internationales"
lors de sa 181e session de formation en région, à
Grenoble.

Managers et militaires unissant leurs efforts pour le bien de la nation tout entière : à
défaut d’esprit de défense, un brin d’esprit curieux suffit pour avoir envie d’en savoir plus.

Quant à participer à ladite formation, c’est une tout autre affaire.

Rendez vous donc à la Préfecture de l’Isère pour récupérer un dossier de candidature. Au
dernier étage de l’officiel édifice, derrière une porte capitonnée, vous aurez le privilège de
pénétrer dans les bureaux du SIDPC – Service interministériel de défense et de protection
civile. C’est là qu’une fonctionnaire souriante vous remettra le précieux formulaire, et vous
souhaitera bonne chance.

La lecture du Code de la défense relatif à l’IHEDN, joint à toutes fins utiles au dossier en
question, vous apprendra que les personnes admises à suivre la formation sont désignées par
arrêté du Premier ministre, sur proposition du directeur de l’Institut. Elles sont choisies
(article R1132-15), selon des quotas stricts, parmi les magistrats et fonctionnaires "d’un rang
correspondant au moins à celui d’administrateur« 
 ; les officiers  »de grade égal ou supérieur à
celui de lieutenant colonel« 
 ; enfin les  »personnalités civiles exerçant des responsabilités
importantes dans les différents secteurs d’activité de la nation"
– les candidatures de ces
derniers étant présentées par le préfet de leur zone de défense.

Cette entité administrative, qui
regroupe plusieurs régions, est spécialisée dans l’organisation de la sécurité nationale et de la
défense civile.

Pour Rhône-Alpes et l’Auvergne, son siège est à Lyon.

À titre d’exemple, la 179éme session, organisée à Bordeaux fin 2009, rassemblait un peu plus
de 80 personnes dont, par ordre alphabétique(1) : une magistrate, le directeur technique d’une
multinationale, une responsable com’ de Chambre des métiers, un conseiller de Paris, un
lieutenant-colonel de l’armée de l’air, un directeur adjoint du ministère de l’Économie et des
Finances, un médecin, un commissaire divisionnaire, etc. Sur la photo de famille figuraient
également deux journalistes, ainsi qu’un aumônier du culte musulman et un agrégé d’histoire-géo – peut-être le « correspondant défense » de son collège ?
Outre son CV, sa fiche de candidature et sa lettre manuscrite (deux à trois pages SVP), le
candidat s’engage par écrit à l’assiduité pour les cinq semaines de la formation, mais surtout à
prolonger son activité d’auditeur au-delà de la session. Il devra s’employer à « maintenir et renforcer les liens entre les auditeurs de l’IHEDN » et, naturellement, à "développer l’esprit de
défense dans la nation."

Son dossier, déposé en Préfecture, transitera par la Préfecture de la zone de défense concernée
avant de parvenir à l’Institut.

Date limite de dépôt le 4 janvier, pour une formation qui
démarre en avril.

À l’IHEDN, on prend le temps de se renseigner.
Grande et belle institution fondée au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’IHEDN est
l’un des principaux laboratoires de la pensée militaire française. Jouissant d’une « renommée internationale », il a pour mission première, selon le décret du 30 janvier 1949, de « préparer des hauts fonctionnaires, des officiers généraux ou supérieurs, et des personnes particulièrement qualifiées au point de vue économique et social, à tenir les emplois les plus élevés dans les organismes chargés de la préparation et de la conduite de la guerre. »

Cette vocation s’est traduite par l’organisation, depuis un demi-siècle, de centaines de
formations nationales et régionales, de conférences et de séminaires spécialisés. Ses milliers
d’auditeurs se réunissent dans des associations régionales, « pour entretenir les liens d’amitié noués au cours des sessions, mais surtout pour continuer leurs réflexions sur la défense, avec le soutien de l’Institut. » Leurs travaux, transmis au Premier ministre sous la forme de
synthèses, ont par exemple contribué à la théorisation de l’implacable doctrine de la guerre
révolutionnaire(2) et à sa mise en œuvre lors des guerres coloniales d’Algérie et d’Indochine.

Le 26 juillet 2007, Nicolas Sarkozy ordonnait la création d’une commission pour rédiger le
nouveau Livre Blanc Défense et Sécurité nationale, qui « définira un concept de défense globale de notre pays et de ses intérêts ».

L’histoire ne dit pas combien d’anciens auditeurs de l’IHEDN figuraient, aux côtés du président de l’Institut, parmi la trentaine de sommités composant cette commission.

Mais revenons à la 181e session en région de l’IHEDN, organisée à Grenoble. Vous vous en doutez, l’auteur de ces lignes n’a pas eu l’honneur d’être admis à y participer. Il n’exerce de « responsabilités importantes » ni dans l’industrie, ni dans l’administration, ni dans la presse, à peine dans sa propre vie. Il n’a pas passé son élégante tenue de ville (baskets et jeans proscrits) pour visiter, le 12 avril dernier, les quartiers du 27e bataillon de chasseurs alpins, à Annecy.

Il n’a pas vibré, dans les locaux du CRSSA (Centre de recherche du Service de santé des armées) de La Tronche, lors de la brillante intervention du général Ranson, de la DGSE, sur « le renseignement au service de la décision politique », le 9 avril dernier.

Pour tout dire, bien conscient de ses abyssales lacunes, l’auteur de ces lignes n’était même pas candidat.

Alors, pour tuer le temps, il a lu le Dauphiné Libéré.

Le Dauphiné Libéré et la Chanson des Chasseurs

Comme l’IHEDN, le Dauphiné Libéré est une grande et belle maison fondée au lendemain de la seconde guerre mondiale. Et comme l’IHEDN, il consacre, on va le voir, une part conséquente de son effort à la diffusion de l’esprit de défense. Pour ce faire, il dispose à domicile d’une mine inépuisable d’héroïsme en uniforme.

Si on vous dit maquis des Glières, bandes molletières et tarte sur la tête, Afghanistan, vous répondez ?

Chasseurs alpins.

C’est à Varces, dans la banlieue de Grenoble, qu’est implanté l’état-major de la 27e brigade d’infanterie de montagne (27e BIM), l’unité militaire qui regroupe les troupes alpines françaises. Parmi celles-ci, le 13e bataillon de chasseurs alpins (13e BCA) de Chambéry ; le 27e BCA d’Annecy ; le 7e BCA récemment transféré de Bourg Saint-Maurice à Varces ; le 93e régiment d’artillerie de montagne
(93e RAM) de Varces ; le 4e régiment de chasseurs (4e RCh) de Gap ou encore le 2e régiment étranger de génie (2e REG) de Saint-Christol. Engagées sur des théâtres d’opérations aussi variés que le Tchad, la Guyane ou la Côte d’Ivoire, ces troupes fournissent, bon an mal an, un tiers des 3500 soldats français mobilisés dans les rudes montagnes d’Afghanistan.

Votre serviteur a la chance de connaître un monsieur très gentil bien qu’un peu obsessionnel, dont le passe-temps consiste à découper avec soin tous les articles du Dauphiné Libéré consacrés aux chasseurs alpins. Devinez quoi ? Il y en a tout un régiment. Si vous avez manqué à vos devoirs de lecteur-citoyen, il est grand temps de rentrer dans le rang.

Au hasard : le 28 août, le Daubé vous invite à « découvrir l’artillerie » dans le cadre du week-end portes ouvertes du 93e RAM, à Varces. Baptêmes de l’air, parcours en véhicule blindé, démonstrations d’artillerie et feu d’artifice. « Artisans et producteurs locaux seront également à la fête. »

Trois jours plus tard, vous êtes remis et on vous narre sur une demi-page la prise de fonction du nouveau patron du 93e RAM de Varces, le lieutenant-colonel Margueritte. Uniformes de parade, cérémonie bien réglée, rappel d’exploits passés, du Kosovo à l’Afghanistan.

Interviews exclusives de l’intéressé et de son prédécesseur. Vous vibrez déjà, à l’instar des « nombreux spectateurs » rassemblés ce jour-là devant le palais des sports de Grenoble, lorsque tout le régiment entonne à pleins poumons
son hymne, « Orage d’acier ».

Le 6 novembre, autre cérémonie « empreinte de sobriété et de solennité ». L’hommage national rendu aux 150 000 Alpins morts pour la France depuis leur création coïncidait avec l’anniversaire de la remise de la Croix de Compagnon de la Libération à la ville de Grenoble par le général De Gaulle.

Réunis au mémorial du Mont-Jalla, le préfet de l’Isère, le premier président de la cour d’appel, le maire de Grenoble et divers élus locaux et départementaux côtoyaient ce jour-là une dizaine d’officiers généraux, un détachement du 93e RAM et une vingtaine d’associations patriotiques. Le journaliste commentait dans un souci de clarté : "Grenoble est une ville où le rapprochement entre
civils et militaires a toujours été exemplaire.« 
Et de nous rassurer : »Les troupes de montagne peuvent regarder l’avenir avec sérénité."

22 janvier 2008 : il est temps de se rendre sur le terrain. Le Daubé consacre un long article, intitulé « Guerre et paix à Kaboul », à la mission du 13e BCA de Chambéry, au sein du contingent français – 653 hommes – chargé d’assurer la sécurité autour de la capitale afghane. Vous voici sur une route
poussiéreuse, au cœur d’une « nouvelle guerre sans nom », contre un « ennemi invisible, imprévisible. »

La tension est permanente. Fusil Famas au poing, vous ne circulez « qu’en véhicule blindé » : « On ne s’arrête pas, on ne laisse aucun véhicule civil doubler (…) Un panneau, traduit en arabe, indique l’interdiction d’approcher à moins de 40 mètres du véhicule. » Qu’importe que les Afghans ne parlent pas l’Arabe, vous êtes dans votre bon droit : ici, la France apporte "aide médicale et vétérinaire,
fourniture d’équipements scolaires, construction d’écoles et de terrains de sport"
.

Le 20 mai 2008, vous buvez les paroles du lieutenant-colonel Cieren, 7 BCA de Bourg Saint-Maurice, qui commente le prochain déménagement de son bataillon à Varces. Un mouvement, de l’aveu même de l’intéressé « pas très important », qui justifie tout de même quatre colonnes dans le Daubé. Vous apprenez ainsi qu’entre le Vercors, la Chartreuse et Belledonne il n’y aura pas trop de peine pour trouver un nouveau terrain d’entraînement au « 7 ».

À côté, un encart de deux colonnes revient sur la conférence du colonel Boyer et du chef de bataillon Lefèvre, à l’Hôtel des troupes de montagne, sur l’engagement français en Afghanistan.

« Inquiétude et incompréhension », le 2 juin : le général Pierre Martre, président de l’Union des troupes de montagne, vous confie sur une demi-page ses doutes quant aux « éventuelles restructurations induites par la révision générale des politiques publiques » sur les unités alpines, à commencer par le
déménagement du 7. Il s’en est ému dans une lettre au président de la République, lequel lui demande « d’attendre la sortie du Livre Blanc », prévue pour la mi-juin. L’attente est insupportable.

Le 23 juin, pour patienter, le Daubé vous offre cinq colonnes d’aventures au Tchad et en Guyane, aux côtés du 93e RAM de Varces. Entraînements spécifiques, lutte contre l’orpaillage et l’immigration illégale en Guyane, sécurisation des expatriés et support technique au Tchad. Gaffe au palu.

Trois jours plus tard, le danger se rapproche : Valence devient base de défense,sur cinq colonnes dans le Daubé. Dans le cadre de la réforme des armées définie par le Livre Blanc, la capitale drômoise abrite désormais un régiment « leader », qui "concentre les compétences et les expériences pour offrir
un soutien logistique efficace aux hommes sur le terrain."
Quant au camp de la Valbonne, dans l’Ain, il est retenu par le ministre de la Défense comme site pilote pour la réforme de l’armée de terre.

Devant le péril, la population tout entière attend un homme providentiel.

Le 10 juillet, le général Marcel Druart, chevalier de la Légion d’honneur, succède au général Foucaud à la tête de la 27e BIM. 

Le Daubé consacre une demi-page à sa biographie, du collège militaire d’Aix en Provence à l’École spéciale de Saint-Cyr, du Liban à la Bosnie, du 13e BCA au Centre des hautes études militaires.

Nous le retrouvons le 28 août, pour une interview en quatre colonnes : le nouveau patron « s’inscrit dans la continuité » et fait le point sur les opérations à venir dans les districts afghans de Kapisa et de Surobi, où la Brigade s’apprête à envoyer 700 hommes.

« Départ imminent pour l’Afghanistan », titre le Daubé du 27 septembre en plein page.

Cette fois, nous y voilà.

Les 700 militaires de la BIM partent relever leurs camarades du 8e RPIMa de Castres à Surobi, ce « tripot de talibans », pour un mandat de six mois. La mission s’annonce difficile, les
homologues tarnais ont essuyé de lourdes pertes dans une embuscade, à la mi-août. Le colonel Le Nen, à la baguette, « peaufine la tactique idoine pour mettre à mal les forces ennemies ».

Le général Druart revient quant à lui, en quatre colonnes, sur la préparation exemplaire dont ont bénéficié ses hommes : « fin de la polémique ».

Le 24 octobre, le ministre Hervé Morin rend visite au 27e BCA d’Annecy. Interview et titre choc sur quatre colonnes dans le Daubé : « Nous n’atteindrons pas le risque zéro. » On y apprend que le coût global de l’opération française en Afghanistan est de 200 à 250 millions d’euros annuels.

Le 19 novembre, sur cinq colonnes : « Aujourd’hui, c’est le grand départ ». Les chasseurs du 27e BCA partent pour six mois en Kapisa. On se répète, diront ceux qui suivent encore. Oui, mais là, c’est le jour J et ça mérite bien une page. Qui permet en outre de faire défiler les blindés sous vos yeux ébahis : 25 000 tonnes de fret, 112 véhicules avant blindé, 57 blindés légers, 5 chars…

Silence dans les rangs ! Écoutons plutôt le colonel Le Nen, trois colonnes en pied de page, qui s’essaie au documentaire animalier : « Avec le froid, l’activité des Talibans décroît. »

Voilà pour l’année 2008, sans prétention d’exhaustivité.

Dès le 10 janvier suivant, c’est le général Druart en personne qui vous adresse ses bons vœux sur deux colonnes. Et le 27 du même mois, le Daubé a une pensée pour les familles des soldats. À Notre-Dame-de-Commiers, une courageuse épouse nous offre le café : « Nous avons beaucoup parlé de son départ tous les deux. » C’est d’abord un choix de vie, comme le souligne le journaliste. Sur la même page, l’infatigable général Druart revient sur la participation de la 27e BIM à la formation de l’armée afghane. Un encadré nous donne des nouvelles du déménagement du 7e BCA, avec en intertitre cette révélation cruciale : « Une extension des deux cantines ».

Le martial feuilleton se poursuit, sur le même rythme, en 2009 et cette année.

Les mordus désireux de suivre l’aventure sont invités à se rendre aux archives de leur quotidien préféré.

Mais point trop n’en faut. Les lecteurs survivants ont compris le principe, et en ont tiré la conclusion qui s’impose : en réalité, le Dauphiné est assez loin d’être « libéré ».

Dans un souci d’honnêteté, il faut convenir que cette succession cadencée de déclarations martiales et de reportages pseudo-embedded n’est en réalité jamais perçue comme telle par la cible moyenne du Daubé. Elle ne voit, entre résultats sportifs et faits divers anxiogènes, qu’une pollution diffuse à dominante kaki – mitrailleuse subliminale sur le zinc du bistrot, mots d’ordre en gras intégrés du coin de l’oeil. Peu importe même que les articles soient réellement lus – et le niveau informatif global suggère que ce n’est pas leur vocation première, à moins d’avoir un cousin à la 27e BIM. 

Ce qui compte, c’est la fréquence d’exposition : la militarisation des esprits est plus efficace si elle emprunte la voie inconsciente. Pour militariser nos imaginaires, le Daubé, organe monopolistique de la cuvette et des canalisations environnantes, s’affranchit très bien des préoccupations stylistiques.

Ils ne sont qu’une petite poignée à alimenter ainsi, semaine après semaine, la rubrique « vie militaire » de notre PQ régional. On n’aura pas la prétention de s’interroger sur les terrains familiaux ou les ressorts personnels qui ont conduit à un tel zèle les Jean-Jacques Feral, Karine Bonnet, Sébastien Dudonné et consorts.

On se contentera des prudents éléments de langage fournis par l’une de ces fines plumes, le dénommé Éric Veauvy, directeur départemental du Daubé en Savoie, à un journaliste du canard critique la Voix des Allobroges (N°16, printemps 2008) :

Question : Le Dauphiné Libéré peut passer pour le journal officiel des élus et des hommes de pouvoir. Comment percevez-vous cela ?

Éric Veauvy : (...) C’est vrai que, avec la proximité, on est plus près des sources. (...) Cela conduit à faire preuve de prudence, voire d’un peu de complaisance, il ne faut pas hésiter à le dire.

Avec la proximité, on est plus près des sources. Ça va mieux en le disant. Et plus loin :

Q : Au fait, pourquoi le Dauphiné ne fait-il pas d’enquêtes ?

E. V. : On manque de temps et ce n’est pas vraiment la philosophie de la PQR. Et puis, ce n’est pas forcément porteur. Et-ce que c’est notre rôle ?

Q : Le lecteur ne demande pas ça ?

E. V. : Ça dépend, mais notre choix est plus de feuilletonner que de se dire « On va faire une grosse enquête pour le mois prochain. »

Dommage. On aurait bien vu une audacieuse enquête de six pages, type « Le général Druart, itinéraire d’un esprit fort », ou « Grenoble - Kaboul : un pôle d’excellence au service de la paix. » Rajoutez quelques pubs IBM en pleine page et vous êtes au niveau d’un Nouvel Obs.

Mais ne nous acharnons pas sur ces pauvres employés. Après tout, ils ne font que leur métier. Et bien sûr, « si ça ne vous plait pas, rien ne vous oblige à lire. » C’est vrai, il y a la télé aussi. Le « feuilleton » du Daubé n’est qu’un vecteur parmi d’autres de l’incorporation générale. Avec ou sans Éric Veauvy, la Grande Muette ne manque pas de porte-voix.

Le rayonnement de l’armée et la « bataille des idées »

L’armée recrute. Début 2010, vous n’avez sans doute pas échappé à sa dernière offensive publicitaire, qui a vu les arrêts de bus de l’agglomération grenobloise se couvrir d’affiches portant cette forte injonction : « Devenez vous-même ».

À l’ère du chômage de masse, l’argumentaire de vente insufflait une bonne dose d’héroïsme à la terminologie Pôle Emploi : "En rejoignant l’armée de terre, vous faites le choix d’une vie hors du commun, faite d’action et de solidarité, mais aussi de courage et de dépassement de soi. Vous serez formé et accompagné tout au long de votre parcours professionnel, parce que l’armée de terre saura
découvrir en vous un potentiel qui ne demande qu’à s’exprimer. En exerçant le métier de soldat, vous vous transformerez positivement, pour la vie."

Le Dauphiné Libéré en est intimement convaincu.

Le 9 mars 2008, sous le titre « Une force d’ascension… sociale », il nous apprend que « l’Armée de terre est le premier recruteur de France avec 14 000 hommes et femmes recrutés en 2007 », et détaille les excitantes perspectives de carrière proposées. Localement, cette action est « facilitée par la notoriété de la 27e BIM et du 93e RAM », dont il est par ailleurs l’un des principaux artisans. Voyez comme tout cela est harmonieux. Vous n’avez plus qu’à noter les coordonnées du Centre d’information et de recrutement de l’armée de terre, 10 rue Cornélie Gémond à Grenoble. À côté, un article intitulé « Les lycées militaires ouverts aux jeunes défavorisés » nous rappelle que « l’armée tout entière participe au chantier de l’Égalité des chances », initié par le gouvernement : dès la rentrée 2009, le Lycée des pupilles de l’air, à Montbonnot, accueillera 15% d’élèves défavorisés, sélectionnés au mérite.

Y’a pas de raisons.

Rebelote le 06 novembre 2009, avec ce gros titre en double page : « Comment l’armée joue-t-elle sa carte face à la crise ? »

Réponse : à fond.

Le capitaine Pasdeloup, du Centre d’information et de recrutement des forces armées, constate l’intérêt des demandeurs d’emploi, mais aussi de ceux qui
travaillent déjà : « Ils viennent nous voir parce qu’ils veulent rompre avec la monotonie de leur travail. (…) L’armée peut être une valeur refuge. »

Et si vous préférez le temps partiel, optez donc pour la Réserve opérationnelle. Le samedi 7 mai 2010 a lieu la Journée nationale du réserviste. À cette occasion, la 27e BIM et sa tente kaki occupent la place Victor Hugo, en plein centre de Grenoble. Depuis cette position stratégique, à deux pas de la FNAC, de souriants jeunes gens coiffés de leur tarte répondent aux questions des badauds. Voyons
donc les « éléments de langage » (3) concoctés par le ministère de la défense pour cette édition 2010, placée sous le signe du « partenariat entreprise-défense ».

On y apprend qu’il existe deux types de réserve : la réserve opérationnelle, composée de volontaires intégrés dans les unités, et la réserve citoyenne, formée de volontaires bénévoles du Service public, « chargés d’entretenir la culture de défense au sein de la société ».

Au 31 décembre 2009, le nombre de réservistes sous engagement était de 58 307 femmes et hommes, chacun ayant effectué en moyenne 19,71 jours d’activité militaire dans l’année. Et vous, vous faites quoi d’utile ?

Le « partenariat entreprise-défense » s’appuie déjà sur un réseau de Correspondants Régionaux Entreprises-Défense (CRED). Ceux-ci sont chargés d’obtenir, par la signature de conventions de partenariat, le soutien des « acteurs socio-économiques » en faveur de la réserve militaire, et d’assurer la « médiation de premier niveau » entre les employeurs, les réservistes et les forces armées.

Mais les entreprises peuvent désormais aller plus loin en signant avec le ministère de la défense une convention de soutien à la politique de la réserve militaire, ce qui leur vaudra, entre autres avantages, de se voir attribuer, par arrêté ministériel, la qualité de « Partenaire de la défense nationale ». Les cadres de ces entreprises exemplaires bénéficieront en particulier d’un « stage de sensibilisation à l’intelligence économique », merci l’IHEDN, ainsi que d’un « accès à certaines informations particulières. » Début avril 2010, plus de 270 conventions de ce type ont été signées.

L’armée recrute. Mais surtout, on le voit, l’armée rayonne. C’est le terme employé dans de nombreux écrits officiels, des statuts de l’IHEDN au récent projet de loi relatif à la programmation militaire 2009-2014. Le Livre Blanc « Défense et Sécurité nationale », paru en juin 2008, précise les modalités de ce rayonnement dans son chapitre consacré à l’adhésion de la nation. Politique de mémoire et
formation des jeunes y figurent en bonne place. C’était déjà le cas deux ans plus tôt avec un autre livre blanc, La France face au terrorisme, préfacé en 2006 par le Premier ministre Dominique de Villepin.

Dans sa troisième partie, ce court ouvrage consacré aux nouveaux dangers menaçant l’État déclinait la stratégie suivante : « gagner la bataille du quotidien, gagner la bataille technologique, gagner la bataille des idées. »

Rassurez-vous, c’est bien parti.

Mais revenons à l’Éducation nationale, haut lieu s’il en est de la « bataille des idées ». Son occupation s’appuie depuis 1987 sur les fameux « trinômes académiques », structures de « concertation et d’organisation déconcentrées au niveau des académies ». Placés sous l’autorité des recteurs, ces trinômes qui regroupent par exemple un proviseur de lycée, un délégué militaire départemental et le président de l’association régionale des auditeurs de l’IHEDN, ont pour mission centrale la « formation des enseignants et des cadres de l’éducation nationale à la culture de défense ».(4)

Ils ont pris du galon à la faveur de la loi de 1997, qui en supprimant le service militaire a apporté l’esprit de défense sur les bancs de l’école, via l’invention du « parcours de citoyenneté ».

Récemment, l’offensive a pris une dimension nouvelle avec le Protocole d’accord entre le ministère de la défense et le ministère de l’éducation nationale de janvier 2007 – quatrième du genre – signé par Michèle Alliot-Marie et Xavier Darcos. Cet accord affiche en toute transparence ses ambitions : « approfondir l’enseignement de défense » à l’école et « répondre aux besoins de recrutement des Armées ».

Désormais, « au collège et au lycée, l’ensemble des disciplines doit concourir à l’idée de défense » (Bulletin officiel de l’Éducation nationale, circulaire du 13 septembre 2007). Le site Eduscol du ministère de l’éducation (5) nous apprend ainsi qu’en classe de troisième, le programme d’éducation civique voit la séquence « défense et sécurité » portée de 4 à 5 heures à 8 à 10 heures. « C’est un doublement, mais surtout la formulation est grandement améliorée. À l’ancien découpage – La défense nationale, la sécurité collective et la paix ; la solidarité et la coopération internationale – qui permettait d’éluder l’aspect national de la sécurité, se substitue un découpage plus logique : la recherche de la paix, la sécurité collective, la coopération internationale. » Il est vrai que ce gouvernement n’est pas du genre à « éluder » l’aspect national de la sécurité.

Les enseignants devront bien sûr se mettre au niveau de telles avancées. Faisons confiance au Protocole d’accord 2007 sur ce point : "l’école supérieure de l’éducation nationale (ESEN) programme une formation à la culture de défense pour les cadres de l’Éducation nationale. (...) Une formation continue au niveau national et académique est offerte à l’ensemble du personnel de l’Éducation nationale (corps d’inspection, enseignants, cadres administratifs, responsables de
l’orientation) et la participation aux sessions de formation de l’IHEDN (nationales, régionales et jeunes) est encouragée et valorisée. Les actions de formation continue sont impulsées par les trinômes académiques en partenariat avec l’IHEDN."

Et si vos enfants saturent un peu des bruits de bottes après une longue semaine de cours, profitez donc du week-end pour leur changer les idées. Rien de tel par exemple qu’une escapade à la Bastille.

Lieu de visite obligé pour tout nouvel arrivant à Grenoble, la colline de la Bastille est l’un des sites emblématiques de la cuvette. Depuis octobre 2009, familles et promeneurs sont accueillis au sommet par le Musée des troupes de montagne, qui leur présente sur 600 m2 l’épopée des « diables bleus », de la bataille des Vosges au maintien de la paix en Afghanistan. Armes variées, skis d’époque et matériel de transmission. Entrée gratuite toute l’année, magazine trimestriel Les cahiers des troupes de montagne à la sortie.

De quoi instruire petits et grands.

Vous croyez peut-être souffler en grimpant au Mont-Jalla, situé 200 m plus haut. Bien essayé. Vous y tomberez sur le Mémorial des troupes de montagne, triste grande boîte de béton incrustée de plaques, dont on se demande bien comment la construction a pu coûter 600 000 euros (Le Dauphiné Libéré, 26/01/07). C’est là que, à la moindre occasion, militaires, élus locaux et fines plumes du Daubé se retrouvent pour une cérémonie « empreinte de sobriété et de solennité » avec vue imprenable sur le CEA et Schneider Electric.

Le Club des décideurs et la « bataille technologique »

Avec tout ça, on avait un peu perdu de vue la 181e session en région de l’IHEDN. Il faut dire que, comme toujours, le concile s’est tenu dans la plus grande discrétion. Le Dauphiné Libéré, d’ordinaire si prolixe sur la chose militaire, a par exemple attendu la veille de la clôture de la formation, avec la conférence « intelligence économique » du 11 mai dernier, pour y faire référence.

Devinette : quel pouvait bien être le titre du papier en question ? Réponse : « Pour développer la culture de la défense. » Ça devrait commencer à rentrer.

Mais laissons là le Daubé. Tandis que les sans-pouvoir avalent quotidiennement leur ration de soupe caca d’oie, les importants n’ont pas de temps à perdre. Le très riche programme de la 181e session, prudemment mis en ligne par l’Institut après sa clôture (www.ihedn.fr rubrique sessions en région), les a conduits de la préfecture de l’Isère aux quartiers du 27e BCA à Annecy, de l’Institut de management des universités de Savoie au Centre de politique de sécurité de Genève, avant un retour, pour les deux dernières semaines, au CRSSA (centre de recherche du service de santé des armées) de Grenoble.

Selon la formule affinée depuis un demi-siècle par les caciques de l’Institut, le menu puisait dans les spécificités locales les éléments d’un programme optimal : visites de sites sensibles, industriels ou militaires, déploiements de force technico-folkloriques, intervention d’experts sur des sujets stratégiques et internationaux, sans oublier ces mystérieux travaux de comités, qui rassemblent les auditeurs en petits groupes, à raison d’une heure et demie chaque jour, et font l’objet d’une très officielle restitution à la fin des cinq semaines.

L’arrêté du 31 mars 2010, portant désignation par le Premier ministre des candidats retenus pour la session, livre, on va le voir, une cartographie assez fidèle de ce que sont les réseaux de décision à Grenoble, Annecy ou Genève – c’est-à-dire dans le Sillon alpin. Ceux qui suivent un peu savent que cette expression désigne, dans la bouche des technocrates qui œuvrent à son développement, une vaste conurbation en devenir, dont le liant principal est l’innovation high-tech, dopée par une relation recherche-industrie exemplaire : pôle Traçabilité à Valence, micro et nanotechnologies à Grenoble, photovoltaïque à Chambéry, etc. Ses atouts (www.sillon-alpin.fr) : "la puissance de la recherche
publique et privée (plus de 20 000 emplois dans la recherche) ; une concentration de laboratoires nationaux et internationaux ; une main d’œuvre hautement qualifiée dont 41% de cadres et professions intermédiaires et des écoles d’ingénieurs reconnues ; un environnement d’innovation et de création de « jeunes pousses » ; des groupes industriels multinationaux, dans tous les domaines technologiques.« 
Le tout, si vous en doutiez, dans une volonté de  »préserver l’équilibre naturel de ce territoire d’exception."

Sur ce territoire d’exception plus qu’ailleurs, la diffusion de l’esprit de défense bénéficie d’une formidable synergie avec l’idéologie de développement promue par le techno-gratin local. Voyons donc la liste d’auditeurs sélectionnés par la préfecture de notre zone de défense (www.ihedn.fr, rubrique sessions régionales). Au hasard : Yves Samson, directeur adjoint de l’Institut nanosciences et
cryogénie du CEA de Grenoble ; Marc Dorel, ingénieur R&D chez Trixell, filiale basée à Moirans (Isère) du groupe militaro-sécuritaire Thales ; Philippe Guénard, gérant de société et expert référencé auprès du même Thales ; Luc L’Hermitte et François Odiot, respectivement ingénieur responsable logiciel et responsable national des formations sécurité, sûreté chez ST Microelectronics ; François
Miceli, P-DG d’Axcell Biotechnologies, ou encore Philippe de Thiersant, directeur de l’agence Dauphiné du groupe d’ingénierie électrique Cegelec, « partenaire de vos systèmes » dans les domaines de l’industrie, des infrastructures et des services. À côté, la vieille industrie chimique, pourtant en pointe niveau « gestion des risques », affiche un seul représentant, responsable qualité et sécurité chez
Air liquide.

Certains participants incarnent à eux seuls la liaison industrie-université : Denis Anselmet, directeur de la société ATIS Grenoble, conseil en stratégie, organisation et conduite du changement, animateur en 2010 d’un stage intitulé « maîtriser le management », est également professeur associé à l’INPG, principal élevage d’ingénieurs grenoblois. Entre une intervention sur la « lutte contre le terrorisme » par un ponte de la DST et une démonstration de vol de l’armée de l’air helvétique, nul doute qu’il a pu engager de passionnants échanges de vues avec son confrère Patrick Bourgin, directeur de l’École centrale de Lyon, avec Olivier Cateura, responsable du « département de formation et de recherche en management technologique et stratégique » de Grenoble École de Management, ou avec le professeur 1ère classe Jean-Luc Koning, vice-président de l’INPG.

À la table voisine, le conseil indépendant aux collectivités Philippe Simon a certainement tendu l’oreille lors d’un éclairant partage d’expériences entre Chris Dupoux, directeur, à Grenoble Alpes métropole, du pôle animation et gestion des équipements sportifs, du stade des Alpes et de Pôle Sud- patinoire ; Jean-Louis Pierret, chargé de mission aménagement du territoire à Bourg-en-Bresse
agglomération, et Jean-Yves Pousse, chef de service partenariats professionnels et qualité de service au sein de la société Autoroutes du Sud de la France.

On n’y était pas. On imagine. Reste que ces gens, accompagnés d’une cohorte de collègues décideurs, industriels, assureurs, politiciens, cadres bancaires et responsables religieux ont usé cinq semaines durant les fonds de leurs élégants tailleurs et pantalons sur les mêmes bancs que les lieutenants-colonels, commissaires de police, agents du renseignement et autres spécimens galonnés que charrient les sessions de l’IHEDN. En revanche, aucun journaliste du Daubé n’était de la partie. Mais il est vrai que ceux-ci n’ont pas attendu la 181e session pour nouer de fructueux contacts avec les États-majors de tous poils.

On épargnera au lecteur un commentaire détaillé du programme officiel des réjouissances, pour la simple et bonne raison qu’on n’en connaît que les intitulés. Ils sont en ligne, il suffit de lire. Le site de l’IHEDN héberge également deux courtes vidéos qui donnent une idée de l’ambiance. L’une, compilée par des auditeurs, militaires semble-t-il, de la180e session (île de France), alterne photos de gradés, démonstrations en uniforme et scènes de fin de banquet – muettes – sans donner la moindre information sur le fond. L’autre, diffusée par TV Mont-Blanc le 14 avril dernier, évoque la 181e session et la « plus value sur le CV » qu’elle représente pour les auditeurs civils qui y trouvent la « possibilité de nouveaux contacts ». Interviewée, une auditrice « juriste », anonyme et enthousiaste, confirme qu’un tel « enrichissement personnel » ne pourra que lui permettre de « progresser dans le cadre de (son) développement professionnel personnel (sic) ».

Accéder à ces transcendants contenus n’est semble-t-il possible, pour les non-auditeurs, que dans les locaux de l’École Militaire – et encore pas tout de suite. Et quand bien même on aurait entendu l’intervention du général de division d’infanterie Michel Yakovleff, le 8 avril 2010, sur « la stratégie de défense nationale », ou celle de Jean-François Clair, de la DST, le lendemain sur « la lutte contre le terrorisme » ; quand bien même on aurait visité l’usine Cartier Horlogerie, le 15 avril à Genève, et acheté à la sortie le souvenir bling-bling de rigueur ; ou assisté à la journée « intelligence économique », avec les témoignages des responsables IE d’un grand groupe et d’une PME, le 11 mai, on n’aurait encore rien vu.

Car, on le sait bien, l’essentiel de la valeur ajoutée est ailleurs. Voyages en bus, collations sur le pouce, pauses café, apéritifs et repas de gala : autant d’occasions de sympathiser, de « créer des liens », c’est-à-dire d’avancer ses affaires. Et de les inscrire dans la durée puisque, on s’en souvient, chaque participant s’est engagé à « maintenir et renforcer les liens entre auditeurs », par le biais notamment des nombreuses associations d’anciens de l’IHEDN. Gageons que, pour la plupart, la promesse de loyauté n’est pas trop difficile à tenir : cet entre-soi fécond est le socle des grands projets et des petits arrangements qui permettent à la caste de présider aux destinées d’une agglomération, d’une population tout entière.

Qu’on se comprenne bien : le Club des décideurs ne manque pas d’occasions, officielles et officieuses, publiques ou privées, de tenir salon. Les formations de l’IHEDN sont un peu plus que ça. Par leur durée, leur prestige, leur lien direct avec les doctrines étatiques – leur obsession assumée de l’esprit de défense – elles constituent un objet d’étude de premier choix pour qui cherche à décrypter les ressorts de la domination.

Mais à ce stade de nos élucidations, le lecteur soucieux d’objectivité s’impatiente : Des faits ! Des chiffres ! Des sources ! Soit.

« Défense : Sarkozy donne la priorité à la technologie », titrait en Une le quotidien économique La Tribune, dans son édition du 17 juin 2008 – jour de la présentation du Livre Blanc Défense et sécurité nationale par le président de la République devant 3000 personnels civils et militaires du ministère de la défense.

L’article nous apprenait que « les dépenses (de défense) vont s’élever à 377 milliards d’euros sur les douze prochaines années (2009-2020). » Soit en moyenne sur cette période 31,4 milliards par an. La hausse du budget d’équipements militaires, « qui va passer à 18 milliards par an sur la période », est compensée par les « économies générées par la suppression de 54 500 postes au sein du ministère de la défense. » Autrement dit, un peu plus loin, « les industriels vont profiter des économies de fonctionnement du ministère de la défense. »

Ouvrons donc le Livre Blanc, qui constitue encore – en attendant le prochain – la meilleure source sur le sujet qui nous intéresse.

Son chapitre 16, consacré à l’industrie et à la recherche, nous rappelle en préambule que « Les compétences scientifiques, technologiques et industrielles de la France conditionnent sa capacité à satisfaire les besoins des armées, ceux de nos partenaires européens, et de plus en plus ceux des forces de sécurité intérieure. » Pour fixer les idées, toujours d’après le Livre Blanc, le marché mondial de l’armement, évalué à 300 milliards d’euros, est largement dominé par les Etats-Unis, qui représentent plus de 50% de l’ensemble. En Europe, l’activité industrielle de défense affiche un chiffre d’affaires global de 55 milliards d’Euros, comparable au PIB de la Bulgarie. Sur les 10 premiers groupes d’armement européens, quatre sont français (Thales, DCNS, Safran, Dassault Aviation),
auxquels s’ajoute EADS, dont la composante française est importante. Dans l’Hexagone, l’industrie de défense et de sécurité « représente 165 000 emplois directs, au moins autant d’emplois indirects, et un chiffre d’affaires de l’ordre de 15 milliards d’euros. » La France se place en outre au quatrième rang
mondial des exportateurs.

Une compétitivité que l’on doit, en premier lieu, aux investissements réalisés dans la recherche et le développement, qui « représentent 10 à 20% du CA des dix plus grands groupes de défense présents en France, qui emploient dans leurs bureaux d’études quelque 20 000 personnes ». Soit, coïncidence amusante, autant que de chercheurs dans le Sillon alpin.

Le Livre Blanc insiste ensuite (p.269) sur la nécessité, pour accroître l’efficience de l’effort national de défense, de « mutualiser les démarches de recherche en matière de défense et de sécurité ». On retrouve là le plaidoyer de Nicolas Sarkozy, dans la préface du même ouvrage, en faveur d’une « stratégie de sécurité nationale qui associe, sans les confondre, la politique de défense, la politique de sécurité intérieure, la politique étrangère et la politique économique. »

À vrai dire – le croirez-vous ? – le rapprochement défense-sécurité est déjà bien engagé dans le tissu industriel. Il se trouve que les principaux groupes d’armement – Thales, Safran/Sagem et Dassault en tête – sont également des acteurs majeurs des technologies sécuritaires, de la vidéosurveillance intelligente au contrôle d’accès, de la biométrie aux « systèmes de systèmes ». Mitrailleuses, caméras : mêmes fabricants, mêmes promoteurs, même combat.

Mais il est urgent d’aller plus loin, plus vite. Le Livre Blanc exige encore de « favoriser les synergies entre la recherche civile et la recherche de défense et de sécurité. » Constatant avec regrets que « 60% de la recherche financée par la défense ont des retombées dans le secteur civil, contre 20% seulement en sens inverse », il ordonne : « les ministères de l’intérieur et de la défense devront intensifier leurs relations avec les grands établissements publics de recherche, les industriels, les universités mais aussi les plus petits laboratoires. » On privilégiera les « programmes de technologies »duales« – civiles et militaires », ce qui présente au passage l’avantage d’éviter aux ingénieurs les plus fragiles d’inutiles
cas de conscience sur la finalité de leurs travaux. On n’oubliera pas non plus les PME : « La France leur ouvrira davantage l’accès aux marchés de défense et incitera les grands groupes de défense et de sécurité à s’associer aux plus innovantes. »

Et dire qu’il y a encore des obscurantistes pour critiquer la politique visionnaire des promoteurs du Sillon alpin.

C’est un fait maintes fois vanté par nos décideurs : dans la « bataille technologique », Grenoble est aux avant-postes. On ne refera pas ici la chronologie, par ailleurs bien documentée, des colossaux investissements techno-scientifiques réalisés dans la cuvette – de l’implantation du Synchrotron, en
1994 sur le polygone scientifique, à la construction de l’Alliance Crolles 2 (plus de 500 M€ de subventions publiques pour faire venir ST Microelectronics, Philips et Motorola) en 2002, pour aboutir à l’ouverture de Minatec, premier centre européen dédié aux nanotechnologies, en 2006. En un temps record, la capitale des Alpes s’est transformée en technopole mondialement reconnue. Son
centre-ville est maintenant en passe d’être délocalisé sur le Polygone scientifique, dans le cadre du projet GIANT (Grenoble Isère Alpes Nanotechnologies)(6).

L’avenir s’annonce radieux. Le marché est là, les financements en bonne voie.

Nul doute que la pléthore d’ingénieurs et de chercheurs sportifs et souriants venus du monde entier peupler ce tissu de labos high-tech, « clusters » et autres incubateurs se sont déjà saisis avec un bel enthousiasme des ruptures technologiques et scientifiques « pressenties » par le Livre Blanc pour l’horizon 2020-2030 : robotique et systèmes cognitifs, nouveaux matériaux fonctionnels, nouvelles technologies de détection active, émetteurs à énergie dirigée, thérapie cellulaire par nanobiotechnologie, informatique quantique, nouvelles technologies de traitement de l’information, techniques de retournement temporel et d’analyse du bruit. Technologies « duales » de préférence, avec de prometteuses applications dans les domaines de la santé, des énergies renouvelables, de la téléphonie ou des vêtements « intelligents » : thésards et développeurs peuvent bosser tranquilles, skier le week-end et manger bio. Ils ne liront pas le Livre Blanc.

À peine perçoivent-ils que le fond de l’air est frais.

La « bataille du quotidien », c’est ici que nous la perdons

Vous êtes-vous déjà baladé dans Grenoble un jour de match du GF38 ? Dès le matin, les barrières métalliques sont dressées aux abords du Stade des Alpes. Stationnés autour du parc Paul Mistral et devant la mairie, des groupes de CRS exhibent leurs matraques aux passants.

Tout l’après-midi, vous croisez ces escadrons patibulaires, trimbalant leurs armures d’un pas lourd dans les rues du centre-ville, de la place Notre-Dame à la gare.

La sécurité est la première des libertés.

Revenez le soir, un peu avant le coup d’envoi. Les Robocops sont maintenant plus de cent, le front bas sous leur casque. Parqués devant les billetteries, des milliers de quidams, familles et supporters, font sagement la queue dans le grésillement des talkies-walkies. Dans quelques instants, ils présenteront leurs sacs ouverts aux « stadiers » avec un sourire, grimperont un large escalier de béton brut et
pourront enfin pénétrer dans le « stade le plus high-tech de France » – expression consacrée par l’ensemble des médias, du Daubé à L’Équipe, depuis la construction en 2008 de cette énorme cloque de verre et d’acier.

De fait, ledit stade abrite un remarquable concentré de technologies « duales ».

Pour s’en convaincre, il suffit de lire le triomphal communiqué de presse diffusé, le 17 décembre 2008, par la société canadienne Genetec, « pionnière de la sécurité physique et publique » : « Le stade de Grenoble, France, a choisi la solution de vidéosurveillance sur IP Omnicast de Genetec pour protéger les 20 000 visiteurs attendus. Le nouveau stade de Grenoble est doté d’un des ensembles de solutions technologiques les plus innovantes pour un stade en France et dispose de plusieurs autres solutions de pointe, comme le paiement électronique, des écrans vidéo interactifs, et un système de gestion de la relation clients (CRM) basé sur des cartes de fidélité à base de puces RFID. De plus, le stade a fait installer un système de contrôle d’accès par carte à puce qui sera bientôt intégré à Omnicast, en utilisant les toutes dernières technologies biométriques telles que des systèmes d’empreintes digitales. » Vidéosurveillance, RFID, biométrie. De grands moments de communion en perspective.

Plus loin : « Le stade de Grenoble utilise actuellement Omnicast pour gérer 35 caméras analogiques réparties dedans et autour du bâtiment, ainsi que 30 nouvelles caméras IP placées à des endroits stratégiques à l’intérieur du stade, comme les secteurs interdits au public, les comptoirs de rafraîchissements de même que les zones des joueurs et des invités. »

Comme dans tout communiqué d’entreprise, le « client » est convié à s’émerveiller de la pertinence de ses propres choix. Le client, ici, n’est autre que notre ami Chris Dupoux, directeur du stade des Alpes.

Oui ! Ce même Chris Dupoux, auditeur de l’IHEDN depuis ce printemps et officiellement préposé désormais à la diffusion de l’esprit de défense.
Écoutons-le : "Ce qui est impressionnant avec les technologies et solutions mises en oeuvre, c’est la manière dont elles s’interfacent et s’articulent pour permettre de mieux gérer les flux de spectateurs et d’identifier plus facilement les comportements suspects. Aujourd’hui, c’est la garantie d’une meilleure
sécurité pendant les événements publics et les matchs de football"
. Quel dommage qu’en dehors d’une vingtaine de prestations du GF38, un tel joyau n’ait accueilli pendant l’année 2009-2010 qu’un concert de Johnny Halliday et quelques séminaires d’entreprises.

Et Genetec de renchérir : "La souplesse offerte par l’architecture ouverte a également permis au stade de Grenoble d’intégrer de manière transparente une solution de contrôle d’accès qui offre des fenêtres de notification vidéo avec des alertes générées par les accès, ainsi que le contrôle des foules aux
entrées et sorties.« 
En résumé, si l’on comprend bien, les  »foules«  sont filmées à l’entrée et à la sortie, et l’apparition de certaines trombines sur les écrans de contrôle génère des alertes, le tout  »de manière transparente" ?

Deux ans après la diffusion de ce communiqué, il semble qu’une partie de la quincaillerie annoncée ne soit pas encore installée. C’est que le groupe japonais Index Corporation, propriétaire du club et inventeur du téléphone portable pour chiens, rencontre quelques difficultés passagères. Mais rassurez-vous : le système de vidéosurveillance est parfaitement opérationnel.

Le Monde du 30 avril 2010 nous offre un aperçu de son efficacité :

"Dans les gradins du stade flambant neuf de Grenoble, un garçon rondouillard d’une vingtaine d’années fume tranquillement un joint. Il suit à peine le jeu de son équipe, le GF 38. Il ne sait pas que son visage joufflu est filmé sous
différents angles. Une cinquantaine de mètres plus haut, dans le poste de sécurité du stade, Dorothée Celard, la jeune commissaire, est formelle : « C’est lui qui a craqué un fumigène contre Auxerre. »

Quatre agents de la brigade anticriminalité (BAC) mémorisent son visage pour aller l’interpeller.

C’est parti pour une mini-chasse à l’homme, dans les coursives du Stade des Alpes. « Les policiers doivent l’arrêter loin de sa tribune pour éviter les problèmes », raconte Armand Blanco, directeur de la sécurité du GF 38. Les policiers sont guidés et aidés par des caméras — quelque 120 disséminées dans le stade et à l’extérieur.

L’une d’elles est braquée sur « la cible ». Pour le moment, le jeune
homme reste dans sa tribune, les agents en civil sont à quelques mètres de lui, mais impossible d’intervenir. « Il bouge, il bouge, informe la commissaire à ses hommes par talkie-walkie, il se dirige vers les toilettes. » À peine sorti des WC, il est interpellé, fouillé, arrêté en possession de quelques grammes de haschich devant son père, effaré. Quelques jours plus tard, il recevra une interdiction de
stade."

On notera au passage que le nombre de caméras évoqué a pratiquement doublé depuis le communiqué claironnant de Genetec. Et dire que certains hésitent encore à emmener leurs gosses au stade.

Quant aux 10 à 15 000 personnes qui composent le « flux de spectateurs » géré par Chris Dupoux, elles ne semblent pas incommodées le moins du monde par l’arsenal déployé au-dessus de leurs têtes à grands coups d’argent public. Échantillon représentatif, sans doute, du (large) cœur de cible du Dauphiné Libéré. Et de descendre stoïquement les marches, après 90 minutes de purge footballistique.

On se fait un Mac Do ? Ah non, je préfère Quick.

Où la diffusion de l’esprit de défense se traduit de facto par la légitimation de la surveillance généralisée et son acceptation par le plus grand nombre. Il y avait quelque chose de troublant, ce soir-là, à entendre une poignée de jeunes supporters chanter, en passant entre les camions de CRS : "On a
perdu ! On a perdu !"

Je préfèrerais dire : on est en train de perdre.

Dans une société où le football tient lieu de vie politique à une majorité d’électeurs mâles, on ne s’étonne pas que son arène concentre, jusqu’à la caricature, les moyens déployés par les dominants pour asseoir leur pouvoir. Mais le reste de la cité est appelé à se mettre au niveau rapidement, avec l’assentiment des foules.

Selon un sondage Ipsos d’avril 2008, 71% de Français se déclaraient favorables à la présence de caméras dans l’espace public. Et début juin 2010, ils sont 56% à penser que la généralisation du port d’arme à l’ensemble des policiers municipaux serait « plutôt une bonne chose » (sondage CSA). C’était juste avant les « violences de Grenoble » et l’envoi des hélicoptères aux familles populaires de la Villeneuve.

We are at war, comme disait George W. Bush.

« C’est en Afghanistan que commence notre lutte contre le terrorisme », clame en écho Michèle Alliot-Marie, en février 2007 à la Maison de la Chimie, lors de son discours clôturant les 14e rencontres parlementaires « Paix et Défense ». Vous savez, cette « nouvelle guerre sans nom », contre un « ennemi invisible, imprévisible », à laquelle le Daubé nous fait participer avec tant de constance. Si c’est bien là-bas qu’elle commence, nul ne se demande plus où elle aboutit : ici, partout et surtout dans nos têtes.

Le même journal n’a pas eu peur de forcer le trait, en légende photo le 05 octobre 2009 : « Les montagnes du Briançonnais ressemblent de manière étrange à celles de l’Afghanistan. »

En résumé : tout invisible et imprévisible qu’il soit, l’ennemi reste d’abord barbu. Il obéit à une mystérieuse engeance tapie quelque part en Afghanistan, où nos vaillants Alpins lui donnent la chasse.

Il en va de votre sécurité. Jugez plutôt : le livre blanc La France face au terrorisme de 2006 dresse, en annexe, un catalogue des « principales menaces contre la France depuis 1998 ». Sur les 24 événements péniblement recensés pour ces huit années, tous relatifs au terrorisme islamique, 13 se réduisent à des
courriers et communiqués inamicaux, signés pour la plupart d’Al Qaida ou du GSPC. S’y ajoutent une dizaine d’opérations concrètes, démantèlements de cellules et autres arrestations de jihadistes, en partie en dehors du territoire national.

Ceux qui trouvent ça court n’ont pas l’esprit de défense.

À trois ans près, la liste du Livre Blanc aurait pu s’enrichir d’une singulière affaire, qui mérite d’être racontée ici. Faisons donc la connaissance du dénommé Adlène Hicheur, physicien franco-algérien de 33 ans, chercheur associé au prestigieux CERN (Centre européen pour la recherche nucléaire) de Genève et professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Scientifique brillant selon ses pairs, musulman modéré selon ses voisins : un véritable spot publicitaire pour le Sillon alpin.

Hélas, personne n’est à l’abri d’une démence rampante. On n’est pas psychiatre.

Toujours est-il qu’entre deux expériences de physique des particules, notre modèle d’intégration travaille du chapeau, tendance Guerre Sainte. Les masques tombent le 8 octobre 2009 : la police interpelle Adlène Hicheur et son
jeune frère à l’aube, à leur domicile de Vienne (Isère).

Après 96 heures de garde-à-vue, le frangin est relâché, Adlène mis en examen pour « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste » (lemonde.fr, 14/10/09).

L’arrestation fait suite à 18 mois d’enquête de la DCRI (direction centrale du
renseignement intérieur), qui a mis en évidence ses échanges de mails cryptés avec un activiste d’AQMI (Al Qaida au Maghreb islamique, ex-GSPC). Échanges au cours desquels le chercheur aurait désigné à son contact, plans à l’appui, une cible pour un attentat.

Et maintenant, une devinette : quelle pouvait bien être la suggestion d’Adlène Hicheur aux jihadistes ?

Faire sauter les installations du CERN, plus grand site de physique fondamentale au monde, que le chercheur connaissait de l’intérieur ? Atomiser le Large Hadron Collider (LHC), gigantesque accélérateur de particules – 27 km de circonférence pour un coût global de quelques milliards d’euros ?

Du tout.

La cible en question, ami lecteur, c’était la caserne du 27e Bataillon de chasseurs alpins, à Annecy.

Oui, celle-là même qui a accueilli les auditeurs de l’IHEDN, le 12 octobre 2010 – juste cinq mois après l’arrestation de notre bonhomme. Admirable carambolage des faits.

Lefigaro.fr du 23/11/2009 revient sur l’affaire, sous le titre « Les projets fous de l’islamiste du CERN ».

Selon un militaire du 27e BCA, la caserne située à Cran-Gevrier, à l’Ouest d’Annecy, à proximité immédiate de plusieurs lycées, constituait un objectif de choix à double titre : d’abord, « parce que le 27 a envoyé trois compagnies en Afghanistan » ; ensuite, « parce qu’il célèbre l’anniversaire de Sidi-Brahim, en souvenir d’un combat héroïque des chasseurs alpins en Algérie contre l’émir Abd el-Kader ».

On n’en sait pas plus aujourd’hui sur le sort d’Adlène Hicheur – et ce n’est pas le moins étonnant dans l’affaire : à la flopée d’articles parus fin 2009 a succédé un silence unanime. Pourquoi donc ?

Que n’a-t-on exploité, au moins un peu, cette affaire a priori si propice à la diffusion de l’esprit de défense ? On aurait pourtant bien vu ce prometteur « islamiste du CERN », isérois de surcroît, alimenter un petit feuilleton dans le Daubé – son procès, ses aveux peut-être, sa juste condamnation. À moins que, on spécule, le problème avec Adlène Hicheur ne soit sa qualité d’acteur exemplaire de la recherche scientifique, reconnu au sein de l’un des plus prestigieux fleurons du Sillon alpin : le Bien combat le Mal, faudrait pas brouiller le message. Imaginez le même brillant élément travaillant au CRSSA
(Centre de recherche du Service de santé des armées), à La Tronche, où l’on
bricole à longueur d’année toutes sortes de joyeusetés bactériologiques.

Laissons donc là notre apprenti terroriste, avec l’ultime regret d’ignorer si, en attendant les 70 vierges, il s’était abonné au Dauphiné Libéré. Auquel cas, sans doute a-t-il apprécié cet article du 17 juin 2010, intitulé « Une famille unie derrière son saint patron ». La veille, jour de la Saint Bernard, plus de 500 militaires de la « grande famille des troupes de montagne » étaient réunis au quartier Reyniès, à Varces, pour fêter leur saint patron Bernard de Menthon. Outre quelques remises de médailles, la cérémonie a « surtout consisté en l’exaltation des vertus militaires et proprement montagnardes censées unir et inspirer tous ces soldats. » On inspire bien fort. « Bien que le saint patron soit catholique, et que la journée ait commencé par une messe, un temps de parole oecuménique (avec les aumôniers catholique, protestant, juif et musulman) a ponctué ce rassemblement. » Tant il est vrai que « les valeurs affichées ici dépassent les querelles de clocher. »

On n’est plus au temps des croisades, nom de Dieu.

À l’époque, au moins, les choses étaient simples. Nos valeureux croisés allaient là-bas reprendre les lieux saints du Livre aux infidèles, avec l’assentiment du Saint-Esprit. Aujourd’hui le Livre est Blanc, au Saint-Esprit s’est ajouté l’esprit de défense ; ici et là-bas se rejoignent, aux extrémités d’un même théâtre d’opérations mondialisé. Les sans-pouvoir de Kapisa et de Surobi sont éduqués par Omid FM, la radio lancée par les Chasseurs Alpins. Les sans-pouvoir du Grésivaudan et du Vercors en ont appris l’existence dans les colonnes du Dauphiné Libéré, qui titrait le 24 mai dernier « Onde pacifique en Afghanistan ».

L’article précisait : "Sur Omid FM, rien n’est fait au hasard. L’information est
largement contrôlée. Les interviewés sont choisis avec minutie, ce sont des acteurs de la vie sociale, avec un discours positif. (...) La population peut même poser des questions... et dédicacer des chansons !« 
En résumé, souriait le journaliste, c’est  »une radio presque comme une autre". Là-bas aussi, on diffuse l’esprit de défense.

C’est que la paix, cette vieille lune, n’est pas pour demain. « En Afghanistan, la guerre demande de la patience », rappelait Le Monde du 17 juillet. Et de constater : « le mois de juin 2010 a été le plus meurtrier pour la coalition ». À 5000 km de là, ce même été a vu un quartier « sensible » de la technopole grenobloise s’embraser des nuits durant, bouclé par les hommes du RAID et du GIPN, suite à la mort d’un braqueur abattu au pied des tours par la police. Il a vu le lancement par le gouvernement français d’une offensive sans précédent contre les Roms, quelques semaines après l’annonce d’un « plan national de sécurisation des transports » visant au déploiement de 25 000 caméras de surveillance dans les trains et les gares. Bref. Dans notre démocratie pacifiée, la marche du complexe militaro-industriel exige la poursuite de la guerre par d’autres moyens. L’IHEDN s’y emploie depuis maintenant un demi-siècle, rencontrant localement les intérêts de besogneux partenaires comme le Dauphiné Libéré ou le GF 38.

« Un peuple lâche mérite une société sécuritaire », m’a-t-on expliqué un jour. C’est la grande réussite de nos vainqueurs perpétuels que d’imposer et d’entretenir ce télescopage logique dans l’inconscient collectif. Quant à démontrer que l’inverse soit vrai – « une société sécuritaire engendre un peuple lâche », on a bien conscience que ce qui précède n’y suffit pas. Au moins aura-t-on relevé ici quelques faits, identifié quelques rouages du grand cirque.

Chacun sa défense.

« La gloire est le soleil de nos morts », proclame l’une des plaques de marbre du Mont-Jalla.

Aux vivants, il reste au moins quelques zones d’ombre.

Sylvain Jorioz,
Grenoble, le 12 septembre 2010.


Notes

(1) Liste complète sur www.ihedn.fr, rubrique Sessions nationales puis Sessions en région.

(2) Pour une démonstration détaillée de ce point, et de bien d’autres : L’ennemi intérieur, Mathieu
Rigouste, La découverte.

(3) Téléchargeables sur www.defense.gouv/reserve

(4) http://crdp.ac-bordeaux.fr/trinome/Page.aspx?page=role_du_trinome_academique

(5) http://eduscol.education.fr/cid47691/l-enseignement-de-la-defense-dans-les-programmes.html

(6) Sur piecesetmaindoeuvre.com, « GIANT : Les plans dévoilés »

Retrouvez ce texte et bien d’autres sur
http://www.piecesetmaindoeuvre.com

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