Constater le temps qu'il fait. Réplique à François Cardinal

2 octobre 2025 | Philippe de Grosbois

On dit parfois que lorsqu'une personne affirme qu'il fait soleil et qu'une autre soutient qu'il pleut, le travail d'un·e journaliste n'est pas de dire qu'il y a controverse, mais plutôt d'aller dehors pour constater le temps qu'il fait. De même, lorsqu'on dit d'une personne qu'elle était « la plus ouverte au débat public » et que d'autres rétorquent qu'elle était son « fossoyeur », le travail du journaliste est de mener des recherches et d'exercer son jugement critique.

Dans son plus récent Carnet de l'éditeur adjoint, François Cardinal reproche un manque d'équilibre aux personnes qui critiquent une certaine complaisance dans la couverture médiatique québécoise de la vie et de la mort de Charlie Kirk. À ses yeux, ces critiques refusent de « reconnaître chez Kirk une part de charisme » ou « une aptitude à rallier des jeunes marginalisés dans le débat politique ».

Or, ce portrait m'apparaît caricatural. Il ne s'agit pas de nier le charisme de Kirk ou ses habiletés d'organisateur. Seulement, si on ne fait pas mention d'autres versants de sa personne et de son travail, on passe à côté de faits essentiels pour saisir la nature de l'événement et ce faisant, on ne rend pas service au public.

Par exemple, si on attribue uniquement le succès de Turning Point USA (l'organisation fondée par Kirk) au talent ou au style argumentatif de l'activiste, on néglige le fait que ce groupe a reçu près de 400 millions de dollars américains en financement de la part de milliardaires, entre 2012 et 2023.

Parions qu'avec autant d'argent, des étudiant·es voulant débattre du définancement des forces policières ou du génocide à Gaza susciteraient aussi des débats d'envergure sur les campus états-uniens ! En omettant de mentionner cette information, on présente un portrait tronqué, voire trompeur, du phénomène Kirk, en l'attribuant seulement aux qualités d'une personne plutôt qu'à de puissantes forces économiques et politiques.

Le problème est encore plus criant lorsqu'on prête à Kirk, comme François Cardinal le fait, « une volonté de défendre la liberté d'expression ». On a ici aussi un portrait insatisfaisant (et très fréquent dans les médias québécois) des positions politiques de l'activiste. En effet, il serait plus juste de dire que celui-ci défendait la liberté d'expression de points de vue avec lesquels il était en accord. Ces six mots font toute la différence. Dans le cas de points de vue opposés au sien, Kirk avait un tout autre avis.

Selon Kirk, les personnes qui portent des vêtements autres que ceux convenant au sexe assigné à leur naissance sont « une abomination à Dieu ». Il a aussi suggéré que Joe Biden devrait recevoir la peine de mort. Kirk a également initié une « Professor Watchlist », regroupant des centaines de noms de professeurs, avec des étiquettes telles que « Supporteur du terrorisme », « LGBTQ », « Antifa » et « Socialisme ». Ce type de liste, typique des régimes autoritaires ou fascistes, est une porte ouverte aux fans de Kirk pour qu'ils intimident et menacent ces enseignants et donc limitent leur liberté académique et d'expression.

Voilà pourquoi associer Kirk à une simple défense de la liberté d'expression est non seulement incomplet mais fallacieux. Ce qui est dénoncé par plusieurs, ce n'est pas qu'on ait relevé le talent de Kirk, mais plutôt l'euphémisation et l'omission de ses propos à l'endroit de ses opposants politiques ou de personnes marginalisées. À ma connaissance, la première journaliste de La Presse à traiter de la substance du propos de Kirk en ayant recours à des exemples concrets est Rima Elkouri, après 5 jours d'intense couverture médiatique.

Pourtant, ces faits (j'insiste : ce sont des faits objectifs) sont essentiels à la compréhension du personnage. Les adeptes de régimes autoritaires sont toujours ravis de défendre la liberté d'expression de points de vue qu'ils approuvent. Trump lui-même s'est insurgé contre la « censure woke » à plusieurs reprises ces dernières années, y a-t-il encore des gens qui en déduisent qu'il est un adepte de la liberté d'expression ?

Au-delà de cet épisode lui-même, il m'apparaît essentiel de réfléchir à la manière dont l'appel au « dialogue » a été récupéré et dévoyé par des factions politiques qui souhaitent d'abord et avant tout libérer la parole intolérante de l'opprobre et réprimer par la violence les discours de leurs opposants.

Ce texte a d'abord été envoyé à La Presse, mais l'invitation au dialogue public a été refusée par la rédaction.

Image : Pixabay

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