Le « Développement »

Safari - 11/09/2008
Image:Le « Développement »

« durable », « soutenable », « endogène »...
Logique destructrice de l’accumulation capitaliste

Le « développement », concept évoqué pour la première fois pas Truman (discours sur l’état de l’Union, 1948), alors président des Etats-Unis d’Amérique, n’est finalement que le nouveau paradigme qui, après la colonisation, permet aux puissances mondiales (USA, Europe) de garder la main mise sur leur anciennes colonies. Concept paternaliste, humaniste aux premiers abords, il ne vise que l’extension du modèle capitaliste de production, la mondialisation des pratiques néo-libérales, il se révèle être l’une des armes idéologiques néo-coloniales les plus efficaces...

Présenté comme la solution aux problèmes du Sud, le développement n’est souvent qu’un autre visage de l’occidentalisation du monde. Qu’il soit « durable », « soutenable » ou « endogène », il s’inscrit toujours, de manière plus ou moins violente, dans la logique destructrice de l’accumulation capitaliste.

Il signifie inégalités, destruction de l’environnement et des cultures. Pourtant, des solutions peuvent être imaginées, qui prennent en compte la diversité du monde et s’appuient sur les expériences, menées ici ou là, d’économie non marchande.

Serge Latouche

En guise d’introduction, un texte de Wolfgang SACHS :

Texte de la revue Silence. Cette version française constitue originellement le chapitre 1 du livre Les ruines du développement (Ecosociété, Montréal, Canada, 1996).

Le développement : une course dans le monde conçu comme arène économique

De même que les ruines cachent leurs secrets sous des monceaux de terre et de débris, de même les structures mentales s’élèvent souvent sur des fondations recouvertes par des années, des siècles d’ensablement. Les archéologues, pelle en main, travaillent à excaver, couche par couche, les assises du monument en ruine et, du même coup, à en découvrir l’origine. D’où vient ce monument ? Que signifient ces ruines ? Quel lien établir entre ces deux événements ?
C’est ainsi qu’ils s’interrogeront et, étonnés et affligés tout à la fois, retraceront l’histoire de ces splendeurs disparues. L’idée de développement n’est plus aujourd’hui qu’une ruine dans le paysage intellectuel. Elle encombre notre pensée, mais elle constitue une partie immense d’une ère terminée. Il est grand temps de fouiller ce concept, d’en dégager les fondations, de les libérer des nombreuses constructions superposées pour le révéler comme le monument d’une ère révolue, mais digne d’intérêt.

Une puissance mondiale à la recherche de sa mission

Le 20 janvier 1949, le vent et la neige faisaient rage sur Pennsylvania Avenue qui va de la Maison Blanche au Capitole quand, dans son discours inaugural devant le Congrès, le président Truman qualifia la majeure partie du monde de régions sous-développées. Ainsi naquit brusquement ce concept charnière depuis lors jamais remis en question qui engloutit l’infinie diversité des modes de vie de l’hémisphère Sud dans une seule et unique catégorie : sous-développée. Du même coup et pour la première fois, sur les scènes politiques importantes surgissait une nouvelle conception du monde selon laquelle tous les peuples de la terre doivent suivre la même voie et aspirer à un but unique : le développement.

Aux yeux du Président, le chemin était tout tracé : « Une plus grosse production est la clé de la prospérité et de la paix. » Après tout, n’était-ce pas les États-Unis qui s’étaient le plus approchés de cette utopie ? Dans cette perspective, les nations se classent comme les coureurs : celles qui traînent à l’arrière et celles qui mènent la course. Et « les États-Unis se distinguent parmi les nations par le développement des techniques industrielles et scientifiques ». Travestissant ses propres intérêts en générosité, Truman n’hésita pas à annoncer un programme d’aide technique qui allait supprimer « la souffrance de ces populations » grâce à « l’activité industrielle » et à la « hausse du niveau de vie ». Quarante ans plus tard, avec le recul, le discours de Truman est perçu comme le coup d’envoi de cette course du Sud pour rattraper le Nord, mais depuis, non seulement la distance s’est-elle encore agrandie et certains coureurs chancellent-ils sur la piste, mais tous commencent à soupçonner qu’ils courent peut-être tout à fait dans la mauvaise direction.

Concevoir le monde comme une arène économique avait été complètement étranger au colonialisme ; Truman inaugura une ère nouvelle. Au besoin, les puissances coloniales s’étaient engagées dans une course économique les territoires d’outre-mer pouvant fournir des matières premières et servir de comptoirs de vente , mais ce n’est qu’après la guerre qu’elles durent se lancer dans l’arène économique mondiale.

Pour l’Angleterre et la France, la domination des colonies était avant tout un devoir culturel né de leur vocation de missionnaires de la civilisation. Lord Lugan avait formulé ainsi la doctrine du double mandat : « le profit économique, oui, mais avec le devoir de mener les « races de couleur » à un degré de civilisation plus élevé ». Les colonisateurs se sont présentés en maîtres pour régner sur les indigènes et non en planificateurs pour mettre en marche la spirale de l’offre et de la demande. L’empire colonial mondial était perçu comme un espace politico-moral où les relations d’autorité donnaient le ton, et non comme un espace économique articulé autour des relations commerciales.

Le développement en tant qu’impératif

Dans la vision de Truman, les deux parties du double mandat se fondent dans l’impératif du développement économique. Ainsi, chaque bouleversement signalé dans la conception de la vérité sert à promouvoir la notion de développement au statut de règle universelle. Pour la rhétorique coloniale, telle qu’on la retrouve dans le Colonial Development Act de 1929, par exemple, le mot développement est employé dans son sens absolu : le concept ne réfère qu’au premier volet du double mandat, c’est à dire à l’exploitation économique des ressources telles que la terre, les minéraux et les produits de la forêt, alors que la seconde mission est qualifiée de progrès ou de bien-être. Seules les ressources peuvent être développées, pas les hommes ni les sociétés.

C’est d’abord dans le cercle du State Department, pendant la guerre, que l’innovation conceptuelle mûrit, laissant se dissoudre le progrès de la civilisation dans la mobilisation économique et intronisant le développement devenu concept directeur. Ainsi, l’image du monde a trouvé son expression concise : le degré de civilisation d’un pays se mesure au niveau de sa production. Plus aucune raison de restreindre la sphère du développement aux seules ressources : désormais, les hommes et les sociétés entières peuvent doivent même être perçus comme des objets de développement.

Parler de développement pour désigner l’utilisation économique de la terre et de ses richesses est l’héritage du productivisme arrogant du xix e siècle. Pour employer une métaphore d’ordre biologique, disons qu’une simple activité économique devient un fait de nature, un facteur d’évolution, comme si nous assistions à la mise en oeuvre d’un plan caché progressant vers sa forme finale. Comme l’exprime cette métaphore, la véritablefinalité des biens de la nature est leur utilisation économique : chaque exploitation économique démontre qu’un pas de plus vers cet objectif a été accompli dans le déploiement d’un potentiel inné.

L’hégémonie occidentale incluse

Tout cet arrière-plan métaphorique imprègne l’impératif du développement de Truman et permet au schéma universel développé/sous-développé de devenir un credo téléologique de l’Histoire : les sociétés du tiers monde n’ont pas des modes de vie différents et uniques, mais sont plus ou moins avancées sur un parcours continu dont la direction est imposée par la nation hégémonique. Cette réinterprétation de l’histoire mondiale n’est pas seulement flatteuse politiquement ; elle est épistémologiquement inévitable. Aucune philosophie du développement n’a pu échapper à une sorte de téléologie rétroactive car, en somme, le sous-développement n’est reconnaissable que rétrospectivement, une fois atteint l’état de maturité.

Le développement sans la domination est comme une course sans direction ; c’est pourquoi l’hégémonie occidentale était logiquement incluse dans la proclamation du développement. Ce n’est pas une coïncidence historique si le préambule de la Charte des Nations Unies (« Nous, peuples des Nations Unies ») fait écho à celui de la Constitution des États-Unis (« Nous, peuples des États-Unis »)... Parler de développement ne signifie rien d’autre que projeter sur le reste du monde le modèle américain de société.

En effet, Truman avait un besoin impérieux d’une telle reconceptualisation du monde, car, après l’effondrement de l’Europe et de ses colonies, les États-Unis se voyaient contraints, à titre de nouvelle puissance hégémonique, de formuler et d’adopter un nouvel ordre mondial. Le concept de développement présentait le monde comme une collection d’entités homogènes liées les unes aux autres non par la domination politique de l’époque coloniale, mais par l’interdépendance économique. C’est pourquoi l’hégémonie américaine ne visait pas la possession des territoires, mais leur ouverture à la pénétration économique. De leur côté, les jeunes nations laissaient leur autonomie s’échapper en se plaçant automatiquement dans l’ombre des États-Unis et en se proclamant objets de développement économique. Le développement fut le véhicule conceptuel qui a permis aux États-Unis d’agir comme le héraut de l’autodétermination nationale tout en installant un nouveau type d’hégémonie mondiale : un impérialisme anticolonial.

Des régimes en quête d’une raison d’État

De Nerhu à Nkrumah, de Nasser à Sukarno, les chefs des nations nouvellement formées ont assumé l’image que le Nord se faisait du Sud et en ont fait leur propre image ; le sous-développement est ainsi devenu le fondement cognitif de la construction de l’État dans le tiers monde. Certes, plus d’un des fondateurs d’État avait acquis la conviction de la supériorité du productivisme occidental à l’occasion du combat anticolonial mené par la Russie et la Troisième Internationale ; mais, dans les résultats, cela faisait peu de différence. En 1949, Nerhu (au demeurant, en conflit avec Gandhi) expliquait :

« Ce n’est pas une question de théorie. Qu’il s’agisse du communisme, du socialisme ou du capitalisme, ce sera la méthode la plus efficace pour effectuer les changements nécessaires et donner satisfaction aux masses qui s’imposera d’elle-même [...] Notre problème aujourd’hui est de relever le niveau de vie des masses [...] »

Le développement économique comme principal objectif de l’État la mobilisation du pays pour accroître la production, par delà les escarmouches idéologiques , voilà qui cadrait merveilleusement avec la vision occidentale du monde conçu comme une arène économique.

Comme dans chaque compétition, les entraîneurs ne se sont pas fait attendre. En juillet 1949, la Banque mondiale envoya la première de ses innombrables missions de conseil. À leur retour de Colombie, les 14 experts présentèrent des conclusions pilotes :

« Des efforts à court terme et sporadiques peuvent difficilement améliorer la situation dans son ensemble. Le cercle vicieux ne pourra être définitivement brisé que par la mise en oeuvre de toute l’économie englobant les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’habitation et de l’alimentation. »

Une production élevée à un niveau constant n’exigeait rien de moins que le rechapage d’une société tout entière. Y eut-il jamais objectif d’État plus ambitieux ? Depuis lors, surgirent des agences et des administrations traitant de tous les aspects possibles de la vie, comptant, ordonnant, intervenant et sacrifiant à la légère, tout cela avec la mission d’élaborer sur le sous-développement un nombre de théories exaltantes qui apparaissent maintenant comme le produit d’une hallucination collective.

La tradition, la hiérarchie ou la conception du monde, l’activité socioculturelle d’une société particulière, tout cela se dissolvait dans le néant des modèles-types mécanistes du planificateur. Ce dernier se retrouvait ainsi en posture d’appliquer universellement les mêmes plans de réforme institutionnelle dont le contour était le plus souvent tiré de la réalité américaine. Plus besoin de laisser les choses « mûrir pendant des siècles » comme au cours de la période coloniale ; après la Seconde Guerre mondiale, le développement de toute la société était devenu la tâche des ingénieurs qui s’en acquitteraient en quelques décennies, sinon en quelques années.

Bouleversement et érosion

À la fin des années 1960, de profondes lézardes apparurent dans le monument du développement. Il devint trop évident que les promesses avaient été échafaudées sur le sable. L’élite internationale, qui avait déjà empilé de nombreux plans les uns sur les autres, fronça les sourcils ; du bureau international du Travail à la Banque mondiale, les experts commencèrent à pressentir qu’on était loin d’avoir fait des progrès. La pauvreté augmentait dans l’ombre de la richesse ; le chômage se révélait résistant à la croissance et les besoins alimentaires n’étaient pas comblés par les aciéries. Il devenait donc clair que l’identification du progrès économique au progrès social relevait de la fiction pure. En 1973, Robert McNamara, alors président de la Banque mondiale, résuma ainsi l’état de la situation :

« Malgré une décennie de croissance sans précédent du produit national brut [...] les parties les plus pauvres de la population n’en ont retiré relativement qu’un petit bénéfice [...] Ce sont surtout les 40 % les plus favorisés de la population qui en ont profité. »

S’étant à grand peine porté garant de la stratégie défaillante de Truman, McNamara définit aussitôt un nouveau groupe cible les petits cultivateurs auquel appliquer la même stratégie le développement rural. Cette opération conceptuelle est sans limites : l’idée de développement n’est pas abandonnée, son champ d’application est élargi. De la même manière, le chômage, l’inégalité, l’élimination de la pauvreté, les besoins primordiaux, les femmes et, enfin, l’environnement vont rapidement devenir autant de problèmes à résoudre au moyen de stratégies spécifiques.

Le champ d’acception du développement explosa pour couvrir un éventail de pratiques tout à fait contradictoires. L’industrie du développement devint automotrice : pendant que, d’un côté, on ne cessait de créer des situations de crise, de l’autre, on s’employait à inventer une multitude de nouvelles stratégies pour y faire face. En même temps, les motifs qui sous-tendaient le développement se déplacèrent lentement, un choeur allant crescendo revendiquant le développement pour dire qu’il signifie non pas l’encouragement à la croissance, mais la protection contre la croissance. Le chaos sémantique devint alors complet et le concept s’usa au point de devenir méconnaissable.

Un concept creux

Avec le temps, l’expression développement s’est vidée de son sens et pourrait se comparer à une méduse ou à une amibe. Elle ne contient plus rien parce que ses contours sont flous ; elle est tenace parce qu’elle peut s’implanter n’importe où. Celui qui l’énonce ne désigne rien du tout ; cependant, il s’attribue les meilleures intentions du monde.

Mais si ce terme n’a aucun contenu, il a une fonction. Il sanctionne toute intervention au nom de la poursuite d’un but supérieur. Le mot développement ne signifie plus rien. Mais prudence. Comme des passagers clandestins, les hypothèses fondamentales de Truman l’imprègnent toujours. Elles sont toujours une pierre dans son jardin. Ce mot place une société sur un chemin de l’Histoire universellement reconnu, il suppose que les coureurs en tête indiquent le chemin aux retardataires et il promet que chaque pas en avant sera le résultat d’un marchandage systématique. Aussi celui qui, depuis longtemps, ne pense plus à la croissance économique évoque-t-il toujours dans son discours du développement l’idée d’universalité, de progrès et de faisabilité, démontrant par là qu’il ne peut pas se soustraire à l’autorité de Truman.

Cet héritage pèse comme un fardeau qui permet uniquement de marquer le pas. Il empêche les hommes, que ce soit dans le Michoacán ou le Gujurat, d’exercer un droit qui leur est propre : celui, non pas d’être classés selon le schème avancé/retardé, mais de se laisser surprendre par leur différence et leur propre ingéniosité. Le développement nous pousse à voir les autres mondes sous l’éclairage stigmatisant du déficit et nous empêche d’apercevoir la richesse des autres choix possibles. D’ailleurs, le contraire du développement n’est en aucun cas la stagnation. Du swaraj de Gandhi aux ejidos de Zapata (1), les exemples de changement abondent dans chaque société.

En définitive, les lignes de démarcation comme retardé/avancé ou traditionnel/moderne sont devenues risibles en regard des impasses du Nord à partir des sols contaminés jusqu’à l’effet de serre. Voilà pourquoi la conception de Truman s’effondrera devant l’Histoire, non pas parce que la course n’a pas été conduite loyalement, mais parce que sa direction mène droit au précipice.

L’idée de développement a déjà été un monument qui soulevait l’enthousiasme international. Aujourd’hui, l’édifice s’effrite et menace de s’écrouler. Ses ruines immenses surplombent encore et bloquent la sortie. Il devient donc urgent d’enlever les décombres et d’ouvrir un nouvel espace. Mais il peut être bénéfique d’apporter des soins d’archéologue au vieux bâtiment, car la meilleure façon de se détourner du passé est de le regarder comme un objet de musée : avec des yeux étonnés et pensifs.

Notes :

(1) Le révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata plaidait en faveur d’un retour à la vieille tradition amérindienne de propriété collective de la terre pour remplacer la propriété individuelle. Cette idée de l’ejido fut, dans une certaine mesure, mise en pratique lors de la réforme agraire mexicaine des années 1930.

Safari collabore au site d’information Medialternative et au collectif libertaire Ad Nauseam.

« Nous n’avons rien appris, nous ne savons rien, nous ne comprenons rien, nous ne vendons rien, nous n’aidons en rien, nous ne trahissons rien, et nous n’oublierons pas. »

 11/09/2008

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