Quels processus ont opéré pendant la période coloniale pour rendre possible la désintégration de la nation rwandaise en tant que communauté de destin de tous les Rwandais?
A la différence de nombreux pays africains nés du découpage colonial de l’Afrique, le Rwanda est une nation multiséculaire. Cette longévité suppose une communauté d’intérêts, une volonté et une conscience de vouloir vivre ensemble renouvelées au fil du temps.
Si le pays des mille collines ne fut pas exempt de conflits, on ne décèle dans l’histoire ancienne aucun affrontement ayant opposé deux groupes au nom d’une identité hutu ou tutsi.
De fait, depuis des temps immémoriaux, les Rwandais, toutes catégories confondues, avaient réussi à cohabiter sur la terre de leurs ancêtres. L’épisode colonial allemand puis belge n’aura duré guère plus d’un demi-siècle.
Rwanda 1896 – 1959: La destruction d’une nation
×Préface
À l’origine de la désintégration de la nation rwandaise
De la naissance d’une contre-élite
De l’ethnicisation de la politique
De l’idéologie à la violence sournoise
De la violence ouverte
Programmes des partis politiques
L’APROSOMA
L’UNAR
Le RADER
Le PARMEHUTU
Conclusion
Le racisme colonial ou l’aliénation du peuple rwandais
De la naissance de l’idéologie raciste
De la théorie à la visite sur le terrain
De l’apparition des mythes racistes
De la mission des stéréotypes
Comment crée-t-on un mythe ou un cliché ?
De l’idéologie coloniale à la pratique coloniale raciste
De la réorganisation administrative à caractère discriminatoire
Que conclure ?
Les stéréotypes des ethnies au Rwanda dans l’imaginaire du blanc
A. Le Tutsi
B. Le Hutu
C. Le Twa
De la destruction des valeurs rwandaises fondamentales
Au commencement était l’unité culturelle
Puis vinrent la colonisation et ses multiples destructions
De l’apparition de l’ethnisme hutu
De la violence à la destruction brutale des valeurs sociales
Conclusion
Griefs réciproques entre Hutu et Tutsi
1. La distinction Hutu, Tutsi, Twa désigne -t-elle la grande division de l’espèce humaine ou leurs subdivisions générales ?
2. Peut-on parler d’ethnies ?
3. Est-ce des catégories sociales ?
I. Du mythe de Gihanga
Le Rwanda avant Gihanga
L’époque de l’outil en fer
Le contenu du mythe
L’idéologie du mythe
II. De l’absence d’antagonismes dans les récits populaires
III. Des griefs à caractère politique
IV. Des griefs à l’occasion de l’attaque des inyenzi
V. Du régime Kayibanda aux griefs contre les Tutsi
Uburyarya : « la ruse »
Ubushukanyi « le mensonge »
Agasuzuguro : « le mépris »
Ubuhake : « le contrat bovin »
Akarengane : « l’injustice »
Une synthèse des griefs réciproques
Sebatutsi accuse
Sebahutu accuse
Conclusion
L’idéologie du nombre ou le nouveau mythe de nyamwinshi
Au commencement était l’ambiguïté de classement
Vint ensuite le piège du nombre
Du sens de la différence des données
De la manipulation des chiffres
Quand nyamwinshi tue
Conclusion
Prépondérance de l’idéologie sur l’économie dans la crise identitaire au Rwanda (1957-1962)
1. La situation économique du Rwanda dans les années 1950-1960
2. La place économique du Tutsi dans les années 1950-1960
De la valeur de la production de subsistance par « caste »
De la corrélation entre revenu de subsistance et importance du cheptel
De la corrélation entre possession de la vache et richesse
De la corrélation entre revenu monétaire et strates sociales
De la différence dans les dépenses de revenu
3. Forces et faiblesses de la fraction dirigeante tutsi au point de vue économique
Conclusion
Sources
Rwanda 1896 – 1959: La destruction d’une nation
×À l’origine de la désintégration de la nation rwandaise
Le Rwanda n’est pas seulement un État, il est aussi une nation multiséculaire. Une nation, cela suppose une communauté d’intérêts, une volonté et une conscience de vouloir vivre ensemble.
Depuis des temps immémoriaux, les Rwandais, toutes ethnies confondues puisqu’on parle d’ethnies, avaient réussi à cohabiter sur la terre de leurs ancêtres. Leur habitat entremêlé constitue une preuve de la coexistence non conflictuelle entre différentes ethnies.
Entre-temps, un génocide a été perpétré au Rwanda par le pouvoir en place contre une partie de la population. Ce pouvoir a entraîné dans son sillage une partie de sa population dans son projet suicidaire. Ainsi, les membres de l’ethnie dite tutsi ont failli être complètement exterminés.
Cela veut dire que des Rwandais leur reniaient le droit à la vie et à l’existence sur leur terre commune qu’est le Rwanda.
Le génocide est fatalement un « output », un produit de plusieurs facteurs liés. Il est en tout cas le fruit pourri des contradictions de notre société. Un des facteurs à la base de ce génocide est l’idéologie politique ethniste apparue au Rwanda avec les partis politiques, dans les années 1959-1960.
Comment est née cette idéologie ?
Dans quel contexte ?
Tel est le processus que se proposent de remonter les lignes suivantes. Elles tourneront autour de quatre principaux partis politiques : l’Aprosoma, l’Unar, le Rader, et le Parmehutu. Le rappel des programmes politiques de ces partis nous semble nécessaire pour expliquer, ne fût-ce qu’en partie, la situation tragique que nous venons de vivre.
Nous parlerons d’abord du contexte dans lequel ces partis politiques sont nés pour ensuite parler les partis politiques eux-mêmes. Je continuerai d’utiliser le terme « ethnie » même si personne n’y croit plus.
(...)
Préface
Dans son travail, tout historien digne de ce nom se doit d’inlassablement poursuivre deux impératifs catégoriques : l’objectivité (absence de préjugés) et l’impartialité (absence de parti-pris). Il est tout aussi évident que « l’historien le plus scrupuleux reste de son temps et de son pays » [1].
C’est la raison pour laquelle on peut rappeler, à la suite de Fernand Braudel, que l’histoire se trouve « devant des responsabilités redoutables. Sans doute parce qu’elle n’a jamais cessé, dans son être et dans ses changements, de dépendre de conditions sociales concrètes. “L’histoire est fille de son temps”. Son inquiétude est donc l’inquiétude même qui pèse sur nos cœurs et nos esprits » [2].
En d’autres mots, l’histoire est sans cesse à réinterroger et à réécrire, au fil des préoccupations et des questionnements spécifiques à chaque historien et à chaque génération.
En conséquence, nous faisons nôtres les propos de messieurs Déo Byanafashe et Paul Rutayisire dans leur introduction à L’Histoire du Rwanda. Des origines à la fin du XXe siècle, qu’ils ont codirigée à l’Université nationale du Rwanda et publiée à Huye, en 2011 [3] :
«Les jeunes ont besoin de savoir l’origine et les causes des divisions profondes qui ont marqué récemment les relations entre les Rwandais. Sans cela, les générations futures auront une vision partielle du passé, nourrie par des récits émotionnels ou populaires glanés auprès des parents, des amis, dans les journaux et autres écrits ou tout simplement dans la rue.
L’on souhaite justement avoir une histoire qui ne soit entachée d’aucune partialité, qui corrige les déformation s du passé et qui fasse découvrir et revivre la véritable civilisation rwandaise et le vécu des Rwandais dans leur intégralité sans rien cacher et sans parti pris. Les historiens actuels à qui l’on confie cette lourde tâche ne sont pas non plus à l’abri des conséquences de ces déformations subies et assimilées.
La tâche de redresser ce qui a été déformé n’est pas facile parce que l’héritage est lourd : l’écriture et l’enseignement de l’histoire sont constamment incriminés à tort et à raison pour avoir contribué à la division des Rwandais et à semer la haine parmi eux jusqu’à la catastrophe du génocide perpétré contre les Tutsi entre avril et juillet 1994.
Cependant, la prise de conscience de la manipulation de l’histoire du Rwanda ne devrait pas conduire à la paralysie, mais plutôt à un effort de tirer les leçons du passé, si amer soit-il, pour construire l’avenir.
Des historiens peuvent relever ce défi en établissant une distance critique nécessaire avec les interprétations qui sont à l’origine des déformations signalées, en exploitant les acquis des recherches récentes et en opérant ce changement tant désiré de passer d’une histoire idéologisée à une histoire critique. L’histoire n’est vraie que quand les faits qu’elle rapporte sont conformes à la réalité, c’est-à-dire conformes à ce qui s’est réellement passé.
Certains doutent même de la capacité des Rwandais d’écrire leur histoire le plus scientifiquement possible, de prendre de la distance par rapport à leur passé. Ils ne cachent pas leur inquiétude à propos de la perpétuation des anciennes déformations, mais cette fois dans la « perspective tutsi ».
Certes la perfection n’est pas de ce monde et les dangers de déformation subsisteront toujours. Mais, l’on peut se rapprocher de cet idéal d’une histoire critique en utilisant les méthodes d’usage dans la recherche historique tout en étant conscient que toute initiative dans ce domaine restera nécessairement limitée et devra être continuellement complétée et mise à jour au fur et à mesure que de nouvelles informations sont disponibles.»
Il ne faut en effet pas confondre réalité et vérité historiques [4] : la réalité historique est l’histoire telle qu’elle s’est effectivement passée ; elle est par essence « équivoque et inépuisable » [5] . La vérité historique (alias histoire connaissance) est l’histoire telle que nous pouvons la reconstituer . La première est en soi inatteignable, perdue à jamais dans les brumes du passé. La seconde s’établit en suivant des règles précises, regroupées sous l’appellation générale de critique historique.
C’est que l’histoire a beau être la moins scientifique des sciences, elle n’en est pas moins une discipline d’autant plus exigeante qu’au fil du temps, l’historien a appris à utiliser des concepts, des méthodologies et des acquis propres à d’autres spécialités : anthropologie, archéologie, économie, géographie, linguistique, neurologie, psychologie, sociologie, etc. Le fait demeure cependant son matériau premier. Sans lui, rien n’est possible. L’établissement des faits et leur datation correcte (absolue et relative) sont la première étape et la condition sine qua non de tout exercice historique.
Par définition inaccessible, l’idéal de l’historien est donc de reconstituer « comment les choses se sont effectivement passées » (« Wie es eigentlich gewesen ist », pour reprendre l’expression de Leopold von Ranke). Plus concrètement, il s’agit de (re)construire une vérité historique qui soit aussi ressemblante que possible à la réalité historique, en remontant systématiquement au plus proche des événements.
Cette reconstitution des faits s’effectue grâce à la collecte et l’exploitation raisonnée des sources (écrites, orales, iconographiques, magnétiques, audiovisuelles, archéologiques,...) qui, au sens le plus large, sont autant de traces d’un passé que nous ne pouvons et ne pourrons jamais connaître que par bribes et morceaux, fragments d’épaves poussés sur les plages du présent par les vents du temps. Une fois les faits établis et datés, encore faut-il les interpréter dans une mise en perspective systémique et non simplement causale, en s’appuyant notamment sur une connaissance approfondie de la société et de l’époque étudiées pour se prémunir contre tout anachronisme.
Par ailleurs, ce n’est pas parce que les questionnements varient d’un historien et d’une génération à l’autre que les cadets ne peuvent tirer profit de la « teneur en vérité » – certes variable – de la production de leurs aînés. A tout le moins, les récits de ces derniers sont les témoins des acquis et des temps.
Ne serait-ce que pour ces raisons, il y a de nombreux enseignements à tirer de l’histoire de l’histoire et des textes de nos prédécesseurs comme de nos contemporains. Cela, au même titre que les générations futures auront à apprendre des nôtres, tant pour l’éclairage que ceux-ci apportent sur les sujets étudiés que pour ce qu’ils disent de l’époque dans laquelle nous vivons.
Si d’aucuns ont parfois pu relever chez Antoine Mugesera une approche « trop marxisante » de la révolution de 1959 [6], l’œuvre de cet économiste de formation contribue à une meilleure connaissance du passé de sa patrie et donc de celle-ci.
Qu’Antoine Mugesera soit rwandais et possède ainsi une connaissance intime des sujets qu’il traite, donne un poids supplémentaire à ses recherches dans une historiographie qui a trop longtemps été, de facto, monopolisée par les chercheurs étrangers.
De ce point de vue, il faut remercier les Éditions Izuba pour la contribution, directe et indirecte, qu’elles apportent à l’établissement de la vérité historique au Rwanda en réunissant les textes d’Antoine Mugesera dans la présente anthologie en cinq volumes. Intellectuel politiquement engagé, cet économiste et analyste politique a traversé de manière consciente et agissante la chaotique histoire contemporaine de son pays, en projetant sur elle un œil critique et un esprit indépendant.
Cette anthologie permettra d’apprécier aussi bien son apport à une compréhension approfondie de l’histoire contemporaine de sa patrie, que les motivations et les interrogations propres à la génération à laquelle appartient un homme qui fut d’abord très logiquement préoccupé par les questions de développement avant d’être, lui aussi, marqué au fer rouge (pourrait-il en être autrement ?) par le génocide des « Tutsi » et le massacre des « Hutu » modérés en 1994 (pour reprendre la formule de Patrick de Saint-Exupéry) [7], mais aussi hanté par le besoin de dénoncer, comprendre et faire comprendre [8] cette tragédie de portée assurément universelle.
Léon Saur
—Docteur en histoire Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
[1] L.E. HALKIN, Introduction à la critique historique [1951], septième édition revue, Liège : Derouaux Ordina, 1991, p. 50.
[2] F. BRAUDEL, « Les Responsabilités de l’histoire [1951] », in Cahiers internationaux de sociologie, Cl : 1996, pp. 83-94.
[3] D. BYANAFASHE et P. RUTAYISIRE (dir.), L’Histoire du Rwanda. Des origines à la fin du XXe siècle, UNR : Huye, 2011, pp. 9-12.
[4] Sur ces lignes et les suivantes, lire HALKIN, op. Cit., pp. 43-58.
[5] R. ARON, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique [1938], édition complétée, Paris : Gallimard, 1981, p. 147. Également cité in HALKIN, op. Cit., p. 48.
[6] J. SEMUJANGA, Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes, Paris : L’Harmattan, 1998, pp. 134-135. Josias Semujanga évoque alors l’article intitulé « La Révolution rwandaise, 30 ans après. Une approche analytique et critique », initialement publié dans la revue Dialogue, n°137 : La Révolution rwandaise 30 ans après, novembre-décembre 1989, et réédité dans le volume II de la présente anthologie.
[7] J’ai ajouté les guillemets pour rappeler que les ethnies sont des constructions historiques, culturelles et sociales. Entre autres, lire J.P. CHRETIEN et G. PRUNIER (dir.), Les Ethnies ont une histoire [1989], Paris: Karthala, 2003 ou encore J. STREIFF-FENART et P. POUTIGNAT, Théories de l’ethnicité [1995], Paris : PUF, 2008
[8] « Comprendre » au sens wébérien du terme n’est évidemment pas synonyme d’« approuver », encore moins de « justifier ». Pour parodier Simone de Beauvoir, on pourrait dire qu’on ne naît pas plus « Hutu » ou « Tutsi » que « Flamand » ou « Wallon », on le devient. Autrement dit, les mots demeurent, mais changent de significations ou les additionnent; et ce qui s’est construit peut se déconstruire.