Rwanda : il y a vingt ans... (Billets d’Afrique)

La rédaction - 21/01/2013
Image:Rwanda : il y a vingt ans... (Billets d'Afrique)

« Notre pays qui supporte militairement et diplomatiquement ce système a une responsabilité »
Bruno Masure - Antenne 2 | le 28 janvier 1993...

Billets d’Afrique, la lettre mensuelle de l’association Survie, publiait dans son 220eme numéro (janvier 2013) un court texte rappelant l’engagement de Jean Carbonare : Rwanda : il y a vingt ans...

Nous republions ci-dessous le témoignage livré par Jean Carbonare, en 2008, dans la revue La Nuit rwandaise, ainsi que la vidéo de l’entretien télévisé qu’il a eu avec Bruno Masure durant le journal télévisé de 20 h (le second JT le plus regardé de France) le 28 janvier 1993, quinze mois avant le début du génocide des Tutsi, au Rwanda.

Jean Carbonare, qui fut, de 1988 à 1994, président de Survie, participa à une commission d’enquête envoyée au Rwanda, un an avant le génocide de 1994, par la Fédération internationale des Droits de l’homme.

Il en revint décidé à alerter les responsables politiques français sur les dangers imminents de la situation et sur le caractère ambigu et dangereux du soutien militaire apporté par la France au régime hutu. Il fut reçu à deux reprises par la « Cellule Afrique » de l’Elysée, put obtenir, le 28 janvier 1993, une longue interview télévisée dans le journal de 20 heures présenté par Bruno Masure sur Antenne 2.

Le tout en pure perte. On sait la suite : le génocide de 1994.

Billets d’Afrique

La vidéo

Intervention de Jean Carbonare, président de Survie, lors du journal télévisé de France 2 le 28 janvier 1993, où il témoigne, un an avant le génocide des Tutsi rwandais d’avril 1994, des préparatifs du génocide et des implications françaises.


La Nuit rwandaise n°2

En avril 2008, la revue La Nuit rwandaise publiait le témoignage de Jean Carbonare, ci-dessous

Jean Carbonare, de retour du Rwanda où il effectuait une mission pour la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, témoignait de la préparation du génocide. Il intervenait sur France 2, suppliant la France de se désengager de la politique criminelle entreprise

– plus d’un an avant le drame : « Notre pays qui supporte militairement et diplomatiquement ce système a une responsabilité... J’insiste beaucoup : nous sommes responsables... On peut faire quelque chose, il faut qu’on fasse quelque chose. »

Il ne sera, malheureusement, pas entendu.

Quinze ans plus tard, il se souvient :

"Le 7 janvier 1993, j’arrive à Kigali, membre d’une commission d’enquête internationale de la FIDH, sur les violations des Droits de l’Homme au Rwanda.

Peu à peu, je découvre que mon pays « fait la guerre », il est engagé avec les meilleurs de ses soldats.

Je vois d’abord les barrages sur toutes les routes, sur toutes les pistes du pays : 85% de la population (les Hutus) est en train d’écraser les 15%( les Tutsis).

Sur tous les barrages, les soldats des FAR, les gendarmes, et les miliciens des partis du gouvernement, tous armés jusqu’aux dents, contrôlent rigoureusement tous les déplacements en regardant la carte d’identité qui mentionne l’ethnie. Les Hutus circulent librement, sans problèmes. Les Tutsis doivent être munis d’un laisser-passer signé du maire de la commune d’origine et de celui de la commune d’accueil. Ces contrôles rigoureux exposent les Tutsis à de grands risques : le moindre mal est d’être renvoyé dans la commune d’origine, mais le plus souvent, c’est la « disparition pure et simple » au barrage.

Une gigantesque prison pour un gigantesque cimetière !

Nous étions arrêtés systématiquement à tous les barrages, tous les 10 kilomètres au maximum et, sur certains, nous remarquions, avec un certain malaise, la présence de soldats français.

À chaque arrêt, nous rencontrions des problèmes à cause de nos interprètes Tutsis.

J’ai été personnellement soumis à ce contrôle dans la commune de Kayové où une femme-enfant tutsie attendait devant le cachot. Elle attendait la possibilité d’apercevoir son mari qui était à l’intérieur. Je suis entré, j’ai vu le mari. Il n’avait rien à manger et attendait on ne sait quoi. J’ai posé la question à l’interprète : « Qu’est-ce qui va arriver à cet homme ? » Il m’a répondu : « Probablement qu’il sera brutalisé, et après… » Il est resté très dubitatif et a poursuivi son travail auprès d’un autre prisonnier du cachot. Le bourgmestre de Kayové, un Hutu, est alors venu pour assister à l’interrogatoire. J’ai vu qu’il était particulièrement attentif.

Sur le chemin du retour, nous avons connu une séquence dramatique. Il faisait nuit, nous étions dans la forêt. Nous avons été arrêtés à la sortie de Kayové par un barrage de miliciens.

Ils voulaient impérativement faire descendre notre interprète de la voiture et que nous le laissions au barrage. Ce dernier était mort de peur, il savait et nous savions ce qui l’attendait. Nous avons refusé, ils ont voulu ouvrir la porte. Alison Desforges a eu le réflexe de verrouiller la porte arrière et nous sommes partis.

Cette violence, nous nous y attendions, mais ce qui nous a surpris, c’est sa généralisation, nous l’avons trouvée dans toutes les régions où nous sommes allés. Tout le monde savait ce qui se passait et se préparait : les autorités civiles, militaires, religieuses, aussi bien rwandaises qu’étrangères.

Ainsi, j’interpellais un prêtre étranger en lui disant :

« Mon père, vous voyez bien des places vides dans votre église le dimanche matin à la messe ? »

Silence …

J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec l’ambassadeur de France. Il était informé mais avait banalisé l’inacceptable : « Ce sont des rumeurs… » Quelques jours plus tard, j’ai pu lui dire, après les visites sur le terrain, que ces rumeurs étaient des certitudes. Ma visite, malgré les apparences, a sans doute porté ses fruits, mais je ne l’ai su que beaucoup plus tard, en lisant Le Monde du 2 juillet 2007.

Au cours de nos investigations, nous nous sommes peu à peu rendus compte que les autorités du pays ne coopéraient pas avec nous, au contraire, elles participaient directement à l’organisation du génocide : les barrages quadrillaient complètement l’ensemble du pays, la présence d’autorités, durant les interrogatoires des Tutsis, a mis en danger non seulement la vie de nos interprètes, mais encore celle de certains témoins. J’éprouvais un grand malaise en mesurant dans quelle situation se trouvaient peu à peu enfermés les gens que nous étions censés être venus protéger.

Rentré en France, bouleversé par tout ce que j’avais vu et entendu, je ne cesse d’alerter les autorités politiques et religieuses de mon pays.

Grâce à Jean Lacouture qui avait été le professeur de Bruno Delaye et dont il avait gardé un bon souvenir, je rencontre ce dernier à plusieurs reprises. J’avais la grande naïveté, je m’en suis rendu compte plus tard, de penser que la cellule africaine de l’Élysée allait prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger ces populations si vulnérables, leur éviter ces souffrances dont j’avais été le témoin au Rwanda.

Je déchante vite, en particulier après le dernier entretien. Bruno Delaye me reçoit dans son bureau. Dès le début de l’entretien, il met ostensiblement ses pieds sur son bureau, décroche le téléphone et appelle une autre autorité à laquelle il propose « d’intégrer Mobutu dans le processus d’intervention au niveau du terrain ». Puis il repose son téléphone, il me regarde avec un léger sourire. Je lui pose alors cette question : « Vous pensez qu’avec Mobutu vous allez rétablir la paix dans la région ? »

Je me lève alors et je quitte son bureau, conscient qu’il n’y a plus rien à attendre de la part de nos autorités pour la protection des populations les plus menacées."

Lire sur le site de la revue La Nuit rwandaise la suite de cet article et le texte de Jean Carbonare, Réactions à Pierre Péan : http://www.lanuitrwandaise.org/revue/une-gigantesque-prison-pour-un,111.html

Billets d’Afrique

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 21/01/2013

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