Antigone et la fondation nationale par le deuil

25 juin 2025 | Catherine Mavrikakis

Comment appréhender la succession morbide de tueries de masse aux États-Unis ? Si elles sont le fruit de la folie du siècle, elles s'ancrent aussi dans l'histoire américaine et contribuent à refonder la nation.

Sur certains sites de prévention de la violence, une carte des États-Unis marque d'un point rouge les villes ayant servi de scène à des fusillades de masse durant les dernières années. Le territoire américain se trouve ainsi reconfiguré à partir des massacres qui l'habitent. En menant une recherche sur le mot mass shooting (fusillade de masse), on tombe sur une longue liste de lieux associés à cette pratique. Aucun pays n'est à l'abri de tels massacres et les exemples récents nous montrent leur mondialisation. Certes, les États-Unis ont développé une pratique routinière des fusillades de masse s'inscrivant dans une expérience de la violence par armes à feu. En 2013, on dénombrait aux États-Unis 21 175 suicides et 11 313 homicides involontaires et volontaires par armes à feu, alors qu'au Japon, durant la même année, 13 mort·es de la même manière étaient recensé·es. Un·e Américain·e a 300 fois plus de chances de mourir d'un homicide par arme à feu qu'un·e Japonais·e. [1]

Si le massacre établit un temps de la répétition (« encore un ») développé à partir d'un récit comptable, voire maniaque (20 200 morts causées par des armes et travers 647 fusillades de masse en 2022), il dialogue aussi avec la géographie des États-Unis (Uvalde, Aurore, Bernardino, Half Moon Bay et tant d'autres lieux). Les fusillades de masse (en très grande majorité perpétrées par des hommes ou des personnes qui s'identifient au genre masculin) [2] perpétuent des récits de territoires et de conquêtes possibles et impossibles. La part de la construction nostalgique du genre à travers le port d'armes n'est pas à négliger, comme le montrent de nombreuses études [3].

À chaque instant, tout·e citoyen·ne américain·e sait qu'il ou elle peut être la cible d'un tireur fou dans une salle de concert, une école, une université, un centre d'achats, un bar, un restaurant, une salle de cinéma et même sur l'autoroute. Des criminologues affirment qu'éliminer le risque de meurtre de masse aux États-Unis impliquerait des mesures « extrêmes » : abolir le second amendement, faire advenir le plein emploi, réinstaurer le sens de la communauté et introduire la possibilité d'arrêter toute personne qui a l'air suspecte ou qui agit de façon considérée étrange (ce qui est tout de même le cas dans le profilage racial, mais passons…). « Les fusillades sont peut-être le prix que nous devons payer pour vivre dans une société où la liberté personnelle est si estimée » [4].

Les fusillades ont une histoire

Or, ces fusillades de masse ne sont pas nouvelles dans l'histoire américaine, malgré le sentiment général. Il est habituel de faire remonter la première fusillade de masse en août 1966, à l'Université du Texas à Austin. 15 personnes moururent et 31 furent blessées lors de cet événement. Le Smithsonian Institute, lui, voit la première fusillade de masse en 1949 quand un vétéran de guerre mit à mort 13 personnes en 12 minutes dans la ville de Camden (New Jersey). S'il n'y a pas de bataille ici pour la première place dans cette série de l'horreur, force est de constater qu'il est difficile, après une brève recherche sur internet, d'avoir accès aux données relatives aux fusillades de masse avant le XXe siècle. Pourtant, on découvre des récits montrant l'existence de tels événements : en 1891, un homme armé blesse, dans une salle de concert d'une école au Mississippi, 14 personnes [5]. En 1893, quatre étudiants furent tués par balle et moururent durant une danse festive au Plain Dealing High School en Louisiane. Ces meurtres de masse souvent haineux, racistes, sont peu pris en compte par la mémoire historique américaine, relevant simplement dans les esprits des dommages collatéraux de l'esclavage ou encore de querelles intimes et privées.

En effaçant ainsi le passé américain et en faisant de la fusillade de masse le produit d'une modernité, d'un éventuel relâchement des mœurs, on évite de faire remonter à la surface de l'histoire le fait que les États-Unis d'Amérique se sont construits sur des génocides (peuples autochtones) et des violences terribles (ségrégations de toutes sortes, guerres civiles) qui leur ont permis de se constituer en nation. Le second amendement, sur lequel on s'appuie pour défendre l'accès aux armes, va en ce sens. La folie meurtrière, souvent aveugle et banalisée, est peut-être un des gestes problématiques, mais fondateurs, de la nation américaine et de beaucoup de nations occidentales qui ont longtemps été fières de leur capacité à dominer d'autres peuples, à effacer des altérités et à nier leur violence fondatrice, dont l'archaïsme pulsionnel ne colle pas avec les progrès dont se targuent ces pays.

Cette idée d'un trauma à répétition est avancée par des psychologues aux États-Unis [6]. Rossolatos par exemple va dans le sens d'un traumatisme culturel où les membres d'une collectivité, ici les États-Unis, sont l'objet (ou le sujet) d'événements horribles qui laissent des marques indélébiles sur la conscience d'un groupe, marques que les fusillades de masse à répétition mettent en scène et réactivent. Rossolatos suggère que les fusillades de masse servent de glu sociale. L'Amérique sans cesse rejoue sa violence fondatrice et crée du bouc émissaire, du sacrifice qui vient refonder, à travers le deuil des communautés et des groupes politiques. Il est commun d'entendre les discours politiques présidentiels commencer ainsi : « J'aimerais que tout le monde à travers le pays garde dans ses pensées et prières les familles et la communauté de… ».

Un trauma national

Les fusillades de masse constituent des traumas collectifs sur des territoires d'abord limités. Mais elles deviennent vite des traumas nationaux par l'intermédiaire des médias qui configurent souvent les événements dans la hâte demandée par le sensationnalisme. Ce deuil collectif, en série et demeurant toujours à refaire, concerne l'ensemble du territoire américain qui se voit atteint. Pourtant, ce n'est pas seulement un discours de deuil qui se fait jour à l'occasion de ces fusillades, mais un plaidoyer pour la résilience du peuple américain qui, comme le phénix renaît plus fort de ses cendres et ses blessures, garantissant sa liberté. Peu de textes ont réfléchi sur ces traumatismes à répétition comme récits refondateurs et donc nécessaires à la « grandeur » d'une nation. Les fusillades de masse n'occuperaient-elles pas dans la nation une place semblable aux récits de guerre ?

Ces meurtres de masse visant un groupe déterminé ou non doivent être pensés dans un rapport au territoire national, sans cesse conquis. En effet, si le meurtrier, par son geste, n'a pris possession d'un lieu que momentanément, il est impossible de négliger la place imaginaire et symbolique créée par un espace que la fusillade a propulsé dans un ensemble de lieux de terreur et de résilience politique et religieuse. Après l'événement, cet espace est le terrain d'une occupation identitaire, communautaire et politique, puisque la mort et le deuil, comme nous l'a si bien montré la grande Antigone, créent des territoires réels et symboliques pour lesquels des partis se battent et s'arrogent des droits sur les morts.

S'il semble loin le temps pour la pensée occidentale où les suicidé·es des chrétiens n'avaient pas droit au cimetière, il faut néanmoins se pencher sur les modalités actuelles des lieux de commémoration des fusillades de masse pour comprendre que la question de l'hommage aux mort·es est encore très importante dans les sociétés occidentales.

L'appropriation du deuil

On ne peut pas négliger de penser les discours conflictuels et belliqueux qui ont lieu dans l'après-coup des fusillades. La reconstruction de la mémoire et le culte des morts après un tel événement viennent conforter des récits stratégiques. La mort et les mort·es servent les fins de l'État ou encore de groupes religieux ou/et politiques. C'est du moins ce que montre dans une étude importante Crystal Lacount [7] qui analyse la construction de la mémoire après le massacre de Columbine perpétré en 1999 dans un collège du Colorado, par deux étudiants.

Comme lors de beaucoup de fusillades, tout juste après le massacre, un désir spontané de témoigner aux mort·es une dernière pensée s'est exprimé aux alentours du collège devenu scène de crime. Des chapelles spontanées furent érigées par des citoyen·nes dévasté·es qui apportaient des objets personnels symboliques. Ces gestes, qui pouvaient redonner aux gens une capacité d'agir, se voulaient une offrande faite aux jeunes mort·es. Ces lieux spontanés de commémoration se présentent comme neutres politiquement. D'un commun accord tacite, on peut même parfois pleurer sur ces sites les meurtriers, tant ces espaces se veulent accueillants envers une douleur vive. Notons cependant que ces gestes ne sont pas le privilège des fusillades de masse, mais de morts qui viennent toucher viscéralement le public (mort de Lady Diana, de la reine Élisabeth, etc.). Il s'agit de laisser la trace d'une émotion, d'une douleur sur le site de la mort ou dans ses alentours qui restent dans la pensée populaire porteurs de quelque chose. Personne n'est en effet immédiatement inclus·e dans ces rituels de mémoire ou n'en est exclu·e. Ce mélange d'artefacts, de pensées, ce bric-à-brac d'offrandes, montre un tissu social qui se fait à travers le deuil et étonnamment parfois dans une diversité.

Or, dans l'après-coup des fusillades, la mort devient un territoire politique où est demandé un contrôle des armes, mais où sont instrumentalisées de prétendues persécutions contre les communautés religieuses ou encore contre la NRA (National Rifle Association) qui voit une appropriation par la gauche anti-armes des mortes et des morts. Certaines de ces organisations de droite tentent donc de s'immiscer dans la construction des lieux officiels de commémoration du massacre pour mieux leur donner un ancrage idéologique.

Une semaine après le massacre de Columbine, une bataille eut lieu sur la question de croix commémoratives. Fallait-il ériger des croix pour les meurtriers ? Greg Zanis, charpentier (comme le Joseph du Nouveau Testament) de son état, vint tout droit de Chicago pour édifier 15 croix de six pieds. Ces « Crosses for losses » ont créé des dissensions dans la communauté de Littleton au Colorado. Le père d'une victime de Columbine détruisit les croix dédiées aux meurtriers. Entre un geste spontané de deuil et une érection de croix par un charpentier de Chicago atteint de prosélytisme national et religieux, il y a un monde que seule la prise de possession du territoire de la mort semble justifier. Mais très mal…

Devant cette violence chrétienne, on préféra reconstruire le collège qui avait été très abimé par la fusillade. Les parents de victimes et les blessé·es joignirent leurs efforts et créèrent un groupe nommé Healing of People Everywhere (H.O.P.E.) qui érigea un mur de la guérison. Le Wall of Healing, fait des pierres rouges du Colorado, crée de nos jours un ovale englobant, qui se veut inclusif et hospitalier. Dans ce mémorial, chaque famille des victimes put fournir un texte personnel dont les mots furent gravés dans la pierre. Après ces massacres par fusillade et après de longues et intéressantes consultations publiques, il est possible dans certaines communautés de créer un mieux-être collectif en rendant hommage aux mort·es et à la douleur à travers une diversité et un mélange des voix.

Est-ce que les États-Unis pourront refonder de vraies collectivités dans un deuil respectueux et diversifié ? C'est ce que souhaitent beaucoup de gens qui sentent que c'est malheureusement à travers le deuil que le politique peut se renouveler. Comme quoi, même en Amérique, les Antigone se rebellent encore et toujours contre des deuils politiques qui font dans la parole toute faite et dans l'appropriation des morts.


[1] Fisher, Max, and Keller , J. (2017) « What explains US Mass Ahootings ? International Comparisons Suggest an Answer. » The New York Times.

[2] Bridges, Tristan, and Tober, Tara Leigh (2022) « Mass shootings and masculinity ».

[3] Morgan, S., Allison, K., & Klein, B. R. (2022) “Strained Masculinity and Mass Shootings : Toward A Theoretically Integrated Approach to Assessing the Gender Gap in Mass Violence, Homicide Studies, 2022, p. 10887679221124848.

[4] Fox, J. A., & DeLateur, M. J. (2014) « Mass Shootings in America : Moving Beyond Newtown », Homicide Studies, 18 (1), 125–145. Ma traduction de la dernière phrase de l'article.

[5] behindthetower.org/a-brief-history-of-mass-shootings

[6] Rossolatos, G. (2020) « Consuming the Scapegoat : Massshootings as Systemically Necessary Cultural Trauma », International Journal of Marketing Semiotics & Discourse Studies, Vol. VIII, pp.1-16.

[7] LaCount, Crystal (2020) Commemoration, Memorialization and Mass School Shootings : an Analysis of Collective Memory and Power Structures. A thesis submitted to the Graduate Council of Texas State.

Catherine Mavrikakis est écrivaine et professeure de création littéraire à l'Université de Montréal

Illustration : Marcel St-Pierre, Sous le chapiteau, 1999, détail. Pellicule d'acrylique sur toile, 120 x 150 cm. Collection particulière

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