La Nuit rwandaise - 2015
Editorial du n°9
En 2015 encore, la commémoration du génocide des Tutsi, 21 ans après le sombre printemps 1994, est l’occasion de grandes manœuvres politiques, avec la décision de l’Élysée d’ouvrir ses archives, les archives de la présidence, celles de François Mitterrand en l’occurrence, lequel était identifié par la Commission d’enquête citoyenne, en 2004, comme ayant eu « la plus grande responsabilité » dans la conduite de la politique criminelle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994.
François Hollande affiche pour l’occasion un souci de « transparence ». On peut relever, en guise de transparence, qu’il aura fallu rien de moins qu’une année pour que soient « éditées » ces archives, aux bons soins du secrétariat général de la défense nationale, le SGDN (rebaptisé SGDSN depuis que la défense nationale intègre la sécurité intérieure, en application de la doctrine énoncée dans les derniers Livres blancs de la défense).
Une année pour quoi faire ? Il se trouve qu’une anthologie de ces Archives de l’Élysée a déjà été divulguée, officieusement, ces dernières années, exploitée une première fois par Pierre Péan, pour son livre Noires fureurs, blancs menteurs, en 2005, mais également rendues accessibles à la Commission d’enquête citoyenne, à Survie, et à l’ensemble des chercheurs, jusqu’à être publiée, en un gros volume de près de 800 pages, par les éditions Aviso, avec la complicité de l’Esprit frappeur, en 2012. En vente à 35 euros dans toutes les bonnes librairies. Ou presque… puisque nous pouvons témoigner que n’en auront été imprimés pas plus de deux cent exemplaires, et qu’au dernier relevé du distributeur, trois ans après, on en comptait encore 74 en stock. Un livre disponible donc, que chacun peut demander à son libraire, depuis trois ans, et encore aujourd’hui. Précipitez-vous…
Les services de l’État auront mis une année à refaire ce qui avait déjà été fait par le secrétariat de Mitterrand, et surtout Françoise Carle, restée à l’Élysée tout au long du second septennat, de septembre 1988 à mai 1995, « chargée de mission officieuse », officiellement... Celle-ci avait rassemblé, en chapitres ordonnés chronologiquement, un ensemble de pièces disparates, allant du courrier présidentiel au compte-rendu de réunion en passant par la coupure de presse ou le télégramme diplomatique.
A la fois passionnant et manifestement expurgé, cet ensemble de documents donne un aperçu sur le travail à l’œuvre au sommet de l’État tel qu’on ne l’a jamais vu. On « voit » les papiers circuler de bureau en bureau, visés par des initiales ou par des commentaires de l’un ou de l’autre, et bien souvent du président lui-même. Une image de l’activité quotidienne à la tête de l’État, et plus encore lorsqu’on trouve parmi ces documents des choses aussi précieuses que des compte-rendus de réunions du « conseil restreint » de défense, au sujet du Rwanda et de la Bosnie. Témoignage unique sur les termes dans lesquels les plus grands crimes peuvent se commettre en toute civilité.
On relève à regret néanmoins qu’il n’y a là qu’une demi-douzaine de ces fameux compte-rendus de « conseil restreint », supposé hebdomadaire, alors qu’on les voudrait tous, bien sûr.
Faut-il espérer que, repassant derrière Françoise Carle, le SGDN ait pris soin d’élargir son choix et de fournir une série plus complète de documents [1] ?
Ne rêvons pas toutefois : il est douteux que soient publiés aujourd’hui des documents sulfureux qui auraient été écartés au préalable. Un an de préparation du dossier devrait épargner ce genre de déconvenue. Au mieux, il s’agit des mêmes documents enrichis de quelques autres sans grande signification. Au pire, les archives prétendument divulguées là seraient celles-là mêmes dont on dispose déjà depuis des années ! Un document effectivement exceptionnel que n’importe quel citoyen peut acquérir, pour 35 euros, chez son libraire, afin de voir ça par lui-même…
Il est annoncé que d’autres administrations devraient suivre… On ne peut que se réjouir de la nouvelle, mais pourquoi le protocole adopté prévoit-il donc un tel filtrage préalable ? Pourquoi ne donne-t-on pas accès aux archives elles-mêmes sans plus de délai ni de détours ? Qu’y aurait-il d’autre à protéger que des actes criminels ?
Ce n’est pas non plus telle ou telle administration qui doit faire l’effort d’aménager un accès à ses archives, mais toutes celles susceptibles d’avoir quoi que ce soit.
Admettons sans plus barguigner que tout est bon à prendre. La Mission d’information parlementaire avait, déjà en 1998, publié de très riches annexes, ne représentant qu’une faible partie de la documentation qu’elle avait accumulée, non moins utile pour les chercheurs, et déjà suffisante pour dresser un acte d’accusation contre la politique entreprise par les autorités françaises assez complet – conclusion qui découlait du rapport lui-même, quoi qu’ait pu lui faire dire Paul Quilès.
De la même façon, l’anthologie faite par Françoise Carle à partir de ces archives de Mitterrand a beau être manifestement expurgée, elle est bien assez riche en enseignements pour instruire la responsabilité mitterrandienne.
Quelles que soient les nouvelles pièces produites, on sait déjà qu’elle ne feront que s’ajouter au dossier d’une responsabilité française mille fois prouvée, sur laquelle cette revue peut donner de multiples aperçus chaque année depuis neuf ans, comme bien des auteurs ont produit des analyses et des sommes documentaires accablantes, tel le livre La nuit rwandaise de Jean-Paul Gouteux, mais aussi La France au cœur du génocide des Tutsi, de Jacques Morel – 1500 pages A4, rappelons-le –, complétées utilement par les recherches sur le terrain de Cécile Grenier, en enquêtrice individuelle, puis de Georges Kapler, au nom de la Commission d’enquête citoyenne. Ils ont été suivis plus récemment par Serge Farnel, puis Bruno Boudiguet, qui ont permis d’établir l’implication directe de militaires français dans le grand massacre de Bisesero, le 13 mai 1994, et dont les résultats ont été publiés dans Rwanda : 13 mai 1994, un massacre français, de Serge Farnel, puis dans l’étude de Bruno Boudiguet, Vendredi 13 à Bisesero, recoupant les recherches de Farnel et insérant l’événement dans la perspective plus large de la présence française au Rwanda pendant le génocide, « tout le long » du génocide, pour reprendre le mot du général Dallaire.
A signaler un nouvel enquêteur, Matjules, qui a voyagé cette année au Rwanda, sur les traces des précédents. Il a recueilli à son tour la parole de personnes témoignant sans aucune ambiguïté de la présence parmi les assaillants, lors de la grande attaque du 13 mai, de soldats blancs, identifiés comme français, qui maniaient des batteries de mortiers, dont les tirs, trop efficaces, retournaient la terre, en arrachant les arbres, mettant à découvert ceux qui se cachaient dans toutes les anfractuosités du terrain, ainsi livrés aux armes des miliciens Interahamwe, des soldats ou des paysans mobilisés pour cette grande attaque, lesquels étaient appuyés par des tirs de mitrailleuses, elles aussi trop efficaces, pour aider à ce massacre d’environ 50 000 personnes en deux jours. Des mitrailleuses tenues, elles aussi, par des soldats blancs identifiés comme français.
Les documents élyséens – comme toute la masse documentaire qui sera, espérons-le, le plus largement rendue accessible –, ne pourront que compléter ce qu’on sait déjà. Vingt ans de recherches ont permis de dresser un tableau non seulement des faits, mais y compris des théories et méthodes mises en œuvre, ainsi qu’Une guerre noire, de Gabriel Pérès et David Servenay, en rend compte. Plus de connaissances ne feront que parachever le portrait hideux du crime d’État que l’on connaît déjà bien, de la théorie à la pratique, de A à Z pourrait-on dire.
La procédure d’accès à ces archives présidentielles serait soumise au bon vouloir des gardiens de l’Institut François Mitterrand… ceux-là mêmes qu’on soupçonne d’avoir laissé complaisamment « fuiter » le dossier de François Carle depuis des années…mais qui n’en sont pas moins d’un esprit partisan déclaré, par fonction même. Il ne semble pas qu’il faille attendre beaucoup de ce côté.
Pour donner plus de consistance à son annonce, l’Élysée fait savoir que cette « ouverture » des archives de Mitterrand, qui devrait prendre aussitôt effet, sera suivie d’ouvertures semblables d’archives aux ministères des affaires étrangères et de la défense, où, en bonne logique, il devrait y avoir « tout », puisque ce sont bien ces deux administrations – avec celle de la Coopération, dépendant des Affaires étrangères –, qui ont la responsabilité de la politique entreprise au Rwanda. Pour être complet, il faut mentionner bien sûr les archives des divers services secrets – tous, en fait –, lesquels dépendent du ministère de la défense et sont bien compris dans cette instruction présidentielle d’ouverture.
Effet d’annonce, là encore ? Prenons-le plutôt comme un engagement. Un tel engagement prendrait effet sans délai qu’il serait plus crédible. Plus une administration tarde à livrer des informations, plus elle s’arroge le temps, et comme une sorte de droit implicite, de faire le tri, et pourquoi pas, comme on l’imagine sans mal, en écartant les pièces les plus incriminantes.
Tant qu’on y est à ouvrir des archives de Mitterrand, on pourrait en profiter pour mettre à jour le dossier de l’ex-Yougoslavie, et de la politique dite de « purification ethnique », elle aussi entretenue et soutenue, et par le même staff, de l’Élysée à la DRM en passant par l’état-major des armées. Ceci sous deux présidents, puisque ces messieurs sont tous restés en place aux débuts de la présidence Chirac, au moins jusqu’à Srebrenica.
De la grande honte de Srebrenica on commémorera, ce mois de juillet 2015, les vingt ans. Ceci à soi tout seul suffirait à justifier notre report de parution au mois de juillet, en hommage à Jean-Franklin Narodetzki, notre collaborateur et compagnon de combats, décédé cette année, sans attendre cette vingtième commémoration qui lui aurait certainement semblée amère tant la vérité peine à se faire, là encore.
Quant à la Bosnie, puisqu’on parle d’ouverture des archives, on serait curieux de voir, par exemple, les compte-rendus des deux réunions du général Janvier avec le général Mladic qui se sont tenues le 17 juin et le 29 juin 1995. On dispose grâce à MSF du compte-rendu de la réunion du 4 juin [voir dans ce numéro], dont l’interprétation est débattue, en dépit des termes plus qu’explicites de la revendication de Mladic d’une garantie de non-intervention aérienne. Revendication exaucée lorsque Janvier laissera Mladic prendre Srebrenica sans bouger, attendant que la ville soit tombée, le 11 juillet à midi, pour ordonner finalement l’intervention aérienne, après l’avoir retenue, depuis le début de la bataille, le 6, cinq bons jours.
La contrepartie de cette garantie, la libération des casques bleus français pris en otages par Mladic, était bien intervenue aussi, au lendemain de leur deuxième réunion, ainsi que le stipulait le projet d’accord présenté par Mladic : les otages seraient libérés dès la signature de l’accord – ce qui n’était effectivement pas le cas le 4, Janvier devant en référer… Cet accord proposé par Mladic – et dont il n’est dit nulle part qu’il n’aurait pas été accepté par Janvier –, a été ainsi intégralement appliqué. Pour appuyer ses dénégations, Janvier aurait dû depuis longtemps produire lui-même le compte-rendu des réunions suivantes qu’il a eues avec Mladic. On peut regretter que la Mission parlementaire ait omis de réclamer ces compte-rendus manquants, ni même d’interroger le général à ce propos, au long de ses deux heures et demie d’audition devant les députés. A défaut de fournir les documents au moins aurait-il pu en dire quelque chose ?
De quoi ont-ils donc convenu, le 17 juin, qui provoque la libération des derniers otages le 18 ? Et le 29 juin, pour cette troisième réunion Mladic-Janvier, on ne sait ce qui s’est dit, mais Mladic commençait déjà à masser ses troupes autour de Srebrenica, et tous détourneront soigneusement leurs regards, Janvier s’assurant qu’il n’y ait pas d’appui aérien jusqu’à ce que la bataille soit terminée, conformément aux exigences de Mladic. Oui, on voudrait bien un compte-rendu écrit, ou même oral, de ces réunions.
Voilà des pièces qui seraient utiles à la connaissance historique. Et à la justice. Car, encore une fois, les crimes génocidaires sont imprescriptibles, et les responsables du Rwanda comme de Srebrenica pourraient toujours avoir à en répondre. A moins de bénéficier d’une loi d’amnistie dont la légalité serait probablement contestable en tout cas en droit international, Jacques Chirac comme le général Janvier, tout comme l’amiral Lanxade ou Edouard Balladur, pourraient bien avoir à répondre. Tout comme Valéry Giscard d’Estaing, pour l’appui fourni à la sale guerre du général Videla, en Argentine, à la fin des années 70.
Ces archives-là aussi, on aimerait les voir. Tout savoir sur comment l’armée française a enseigné la torture en Amérique latine pendant les années sombres des dictatures – et si ce n’était que la torture… mais les fameuses disparitions, qui donneront leur nom aux desaparecidos, n’étaient qu’une technique déjà testée avec satisfaction en Algérie, et aujourd’hui encore exportée au Mexique.
Du Mexique il sera aussi question dans ce numéro, et de l’application massive des méthodes de guerre révolutionnaire qui y ont installé progressivement le chaos, depuis vingt ans, depuis que sévit la coopération policière franco-mexicaine. Encore un crime non dit de l’État français. L’art du criminel étant de savoir se faire oublier. C’est ainsi que cette année a été ajoutée une coopération de gendarmerie, supposée aider à corriger les égarements manifestes de la police mexicaine formée dans le cadre des précédents accords de police… Coïncidence ? C’est dans une ville pilote pour cet accord de gendarmerie, Iguala, qu’une quarantaine d’étudiants ont disparu peu après que cette nouvelle forme de la coopération franco-mexicaine s’y déploie…
Oui, pour ça aussi, il faut tous les documents, et pas seulement les accords officiels, ou les rapports, plus qu’instructifs et déjà publiés. Il faut savoir la vérité sur la nature de l’enseignement prodigué par les spécialistes français. On voudrait tout connaître : le plan, le raisonnement, l’idée. On a pu voir des sénateurs se féliciter du rayonnement français, et du succès diplomatique qui aura permis de récupérer un atoll discuté entre les deux pays, l’île de la Passion, autrement nommé Atoll de Cliperton, désormais un territoire de la République, avec son propre code postal et son numéro d’INSEE.
Mais où voit-on qu’en contrepartie du règlement de cette vieille querelle diplomatique il y a eu la très importante coopération policière ? Pire encore : où verra-t-on que cette coopération consiste à enseigner les plus sales méthodes et à les diffuser le plus largement y compris à travers des organisations de trafiquants qui prospèrent on ne peut mieux sous un tel un régime ?
On comprend qu’on bute là sur une difficulté : la partie le plus strictement criminelle des méthodes de la guerre révolutionnaire ne laisse pas d’écrits, ou le moins possible, ne revendiquant jamais le crime en toutes lettres, bien sûr, et tentant au contraire de le camoufler par les documents administratifs qui se doivent de respecter jusqu’aux formes du droit.
La participation directe au crime, ce qui devrait s’appeler l’opération génocide, autrement nommée, dans l’air du temps génocidaire, « opération insecticide », peut être, en tout cas, attribuée au capitaine Barril, mercenaire, qui a très officiellement signé des contrats et émis des factures pour son intervention pendant le génocide – avant et après aussi.
On a déjà pu s’étonner de voir Barril conserver pieusement ces pièces à conviction que le juge Trévidic a retrouvées chez lui. Mais on sait d’évidence qu’un tel contrat de mercenariat, s’il a pu recouvrir une certaine réalité, n’aura été qu’une modalité de l’intervention de l’Élysée au Rwanda, éventuellement nécessaire après le retrait officiel des troupes. On connaît le témoignage d’un de ces soldats d’élite – Thierry Jouan – qui dit s’être trouvé « logisticien » d’une ONG, à la mi-mai… pendant le génocide, à l’heure même où des soldats d’élite comme lui, comme Barril, appuyaient l’extermination des Tutsi de Bisesero.
Il y a là assez pour que les plaintes contre le capitaine Barril soient diligentées et qu’il passe en justice avant de trépasser. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’un tel procès aurait l’intérêt de mettre l’événement sur la place publique : ainsi il y a eu présence française au Rwanda pendant le génocide. Oui, comme nous le disions l’année dernière, redisant après Paul Kagamé, qui lui même ne faisait que redire ce que nous disions déjà depuis quelques années : la France a participé – directement – au génocide des Tutsi.
C’est autour du dixième anniversaire, en 2004, qu’on a commencé à comprendre que l’implication française était de ce degré, avec les déclarations du général Dallaire, recoupées par les travaux de la Commission d’enquête citoyenne, ainsi que par les apports de Gabriel Périès et de Patrick de Saint-Exupéry révélant les réalités de la « guerre révolutionnaire » en même temps que l’organisation particulière de Mitterrand pour ce crime : le Commandement des opérations spéciales. Un bien horrible nom évoquant forcément « l’organisation spéciale » mise en place par les Jeunes turcs pour exécuter le génocide arménien. Dans les deux cas, une règle : pas de traces écrites.
On voit l’intérêt et les limites de la recherche documentaire en matière de génocide, les criminels ayant grand soin de ne pas laisser de traces. Comment pourra-t-on démontrer qu’au Mexique, ce sont, entre autres, les techniques de la French connection, qui sont déployées, celles-là même qui ont été élaborées en Indochine par le colonel Trinquier, puis partout jusqu’en Afghanistan et partout ailleurs, le trafic de drogues, une des mamelles de la guerre révolutionnaire, qui lui permet même de s’autofinancer ?
De même, alors que le terrorisme est la deuxième mamelle de la guerre révolutionnaire, copieusement expérimenté en Algérie, et avec un certain succès mondial comme on sait depuis, il est douteux qu’on trouve beaucoup de preuves de l’implication de l’État dans ses propres archives…
Il n’empêche que des pièces existent, comme l’administration ne peut s’empêcher d’en produire en toutes circonstances, et elles en disent bien assez, pour autant qu’on les examine avec la rigueur qui s’impose, c’est-à-dire sans oublier qu’elles ne représentent que la pointe de l’iceberg – et qu’elles sont en plus susceptibles d’être « triées » opportunément, pour ne pas dire falsifiées dès le départ.
Comme on sait aussi, une des particularités du Commandement des opérations spéciales, en plus d’être sous un régime ultra-secret destiné justement à ne laisser aucune trace, c’est qu’il permet au Président de diriger directement les forces spéciales sur le terrain, en passant par l’entremise du chef d’état-major des armées et de personne d’autre. En théorie, le système est parfait, véritable bijou de hiérarchie parallèle, qui court-circuite toute la hiérarchie de l’armée.
On a pu apprendre comment, pour contrôler le plus effectivement possible les unités sur le terrain, le dispositif se complète d’un état-major, lui-même ultra-secret, dans un secteur réservé des sous-sol du ministère de la défense, boulevard Saint-Germain, dont l’existence est attestée par Bunel [2], lequel travaillait dans les bureaux mitoyens de l’état-major « normal » de ce qu’il faudrait appeler les « opérations normales ». Il témoigne de comment il lui était impossible, même à lui, d’arracher un mot à ses camarades travaillant à l’état-major du dit COS, lorsqu’il les croisait à la cafétéria...
Ce dispositif qui permet au président de disposer des unités d’élites de l’armée à sa guise, et sans aucun contrôle politique, n’a pas moins été doublé du mécanisme « normal » des conseils restreints de défense, qui implique le gouvernement. En théorie de l’arrêté portant création du COS en 1992, le président aurait pu mener sa guerre sans en parler à personne. En pratique, Mitterrand prendra soin au contraire de mouiller autant qu’il le pouvait le gouvernement, dont il obtiendra le soutien formel, par la voix de son premier ministre Edouard Balladur.
On découvre, au passage, l’enthousiasme de Michel Roussin, l’ex-gendarme devenu ministre de la coopération, après avoir été successivement adjoint d’Alexandre de Marenches, sous Giscard, à la tête du SDECE (la future DGSE), puis bras droit de Chirac à l’Hôtel de Ville de Paris, et même à Matignon, pendant des années. [Il devra démissionner plus tard de son poste de ministre, étant mis en examen pour les fameuses affaires de la mairie de Paris déballées ces années-là par le juge Halphen, système au cœur duquel se trouvait effectivement celui qu’on aurait pu appeler « le gendarme de Chirac », qui finira condamné d’ailleurs.]
Des pièces à conviction, il y en a, et il y en aura bien sûr d’autant plus qu’il y aura un réel accès à l’ensemble de la documentation concernant les crimes d’État déjà plus qu’attestés par l’ensemble de la documentation et des connaissances déjà mises à jour, largement suffisant pour que s’impose l’enquête la plus exhaustive sur ce qui constitue des actes intolérables de l’État. Sur tous ces scandales, il y a besoin de tout savoir, et qu’un véritable contrôle citoyen puisse s’exercer, la question historique recoupant une question politique et même judiciaire, rien de ce dont on parle n’étant prescrit, ni prescriptible…
Est-il acceptable que le secret défense ait pu être opposé au juge Trévidic, ainsi que cela lui est arrivé à répétition au cours de ses instructions ?
Oui, les archives doivent être toutes ouvertes, parce que ce dont il s’agit est bien trop grave pour ne pas faire toute la lumière. Et, si l’on comprend bien, tout le monde s’accorderait au moins pour le dire. Il reste à le faire.
Ce numéro de La Nuit rwandaise inaugure une nouvelle formule. Rappelons que notre revue annuelle est parue tous les ans depuis neuf ans, depuis la mort de Jean-Paul Gouteux à qui nous tenions à rendre ainsi hommage, en prolongeant son travail avec cette revue spécialisée sur l’implication française dans le génocide des Tutsi, à laquelle Jean-Paul a consacré le livre éponyme, La nuit rwandaise, qui demeure la somme la plus utile sur la question.
De même que les Archives de l’Élysée ont intéressé, en trois ans, bien peu de libraires et de lecteurs, chaque année les quelques centaines d’exemplaires de cette revue de 500 pages à 15 euros ont bien du mal à s’écouler – et l’éditeur peine à payer son imprimeur… Ainsi, cette année, pour notre neuvième parution, nous changeons la formule.
Désormais, les articles sont accessibles en ligne, et mis à disposition à prix libre, pour financer l’édition papier qui paraîtra cette fois non le 7 avril, comme d’habitude – ou le 13 mai, comme pour le numéro 4 –, mais le 4 juillet. Et, en attendant, les articles sont donc mis en ligne sur le site : http://www.lanuitrwandaise.org/articles/.
Une autre particularité de cette neuvième livraison de la Nuit rwandaise, c’est que son champ d’observation semble s’élargir en abordant des questions comme celle de la terrible guerre également de type génocidaire, entreprise au Cameroun dans le mouvement de la « décolonisation », dès 1955, première application à grande échelle des principes de guerre révolutionnaire élaborés en Indochine, qui sera abordée dans un cahier spécial qu’on aimerait appeler Nuit camerounaise, présenté avec une deuxième salve d’articles, d’ici peu.
Nous y accueillons en particulier une interview de Yves Mintoogue, un historien camerounais qui revient sur cette page terrible de l’histoire moderne, explorée très tardivement dans le livre Kamerun !, épaisse contribution de trois auteurs, parue chez La Découverte en 2011, dont Mintoogue critique l’approche. Il s’accorde avec nous pour proposer plutôt, dans le registre des rares révélations sur cette guerre effroyable, le documentaire de 52 minutes, datant lui de 2007, un demi-siècle après le crime, Cameroun : autopsie d’une indépendance, écrit et réalisé par Gaëlle Le Roy et Valérie Osouf, en libre accès sur youtube. Très instructif. [Documentaire parfait sauf pour l’estimation de la mortalité attribuable à cette politique, à des « dizaines de milliers de morts », là où il serait plus exact de parler de « centaines de milliers de morts », au long de la décennie de guerre exterminatrice dont ce documentaire rend parfaitement compte par ailleurs.]
On y trouve en particulier les extraits d’une précieuse interview de Pierre Messmer qui, peu de temps avant sa mort en août 2007, revendiquait ouvertement d’avoir ordonné cette politique, et dirigé cette guerre terrible, où il sera fait usage de déplacements de population comme de napalm, un détail « sans importance », pour ce criminel qui aura eu le privilège de mourir sans que jamais son crime lui soit reproché, et qui nous a même laissé cette revendication posthume. On ne retrouve pas la date de première diffusion de ce film, mais elle pourrait bien avoir été postérieure à la disparation du grand artisan et revendicateur de cet énorme crime colonial. Ou bien faut-il imaginer que le vieil homme n’ait pas survécu à la diffusion de ce réquisitoire implacable contre sa politique ?
De Yves Mintoogue, nous republions aussi un article sur l’autre grande figure de ce drame, Ruben Um Nyobé, ce leader nationaliste dont la mémoire s’impose avec le temps, après que deux générations aient pu grandir sans avoir le droit de prononcer son nom. Revenir sur le crime camerounais, ce crime personnel du général de Gaulle, première expérience de « guerre révolutionnaire », avec toute la radicalité criminelle de ses méthodes, qui aura écrasé le soulèvement indépendantiste « jusqu’au dernier militant » et bien au-delà, exterminant les populations de certaines régions et terrorisant l’ensemble du pays en y banalisant la torture et le meurtre. Au premier rang desquels, Ruben Um Nyobé, dont Messmer revendique d’avoir décidé lui-même l’élimination…
De quels autres « documents » y aurait-il besoin pour instruire cet autre crime français, un des plus grands, un des plus méconnus, mais si indiscutable qu’on dispose même des aveux de son premier responsable, un peu comme si Mitterrand, avant sa mort, avait laissé une interview à diffuser après, dans laquelle il aurait revendiqué la politique d’extermination des Tutsi… ?
Voilà qui couperait court à de vains débats où pullulent les historiens peu scrupuleux qui plaident à décharge de l’État colonial. Au Cameroun, l’occultation totale du crime pendant un bon demi-siècle a permis qu’on soit dispensé aussi de littérature négationniste. Gageons que des bourses d’État sauront la faire fleurir, mais il sera difficile de dépasser le degré de l’aveu total atteint grâce au film Autopsie d’une indépendance. Plus de recherches ne feront que préciser la connaissance du crime. On peut toujours prétendre discuter sur son ampleur, il n’est pas moins indiscutable, admis, au degré de la responsabilité totale, aussi totale que la « guerre totale » entreprise contre l’opposition camerounaise pendant quinze ans.
Les archives de cette guerre sont-elles ouvertes ? Sont-elles accessibles ? Ose-t-on y recourir au « secret défense » ? Sans attendre d’y plonger, on pourrait suggérer à François Hollande d’aller plus loin dans le chemin de la reconnaissance des crimes post-coloniaux, en demandant officiellement pardon pour l’ensemble de cette politique qui a ensanglanté le Cameroun si tragiquement, et en particulier pour l’assassinat de Um Nyobé – l’ambassade de France pouvant se charger, pour l’occasion, d’ériger une stèle à la mémoire de ce martyr des indépendances…
Célébrons ici l’anniversaire des déclarations d’Hubert Védrine devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale, le 16 avril 2014 :
Interrogé par le député socialiste Joaquim Pueyo qui lui demande : « Est-ce que la France a livré des munitions aux forces armées après le début du génocide ? A quelle date ? »
L’ancien secrétaire général de l’Élysée répond alors qu’avant le génocide, « il y a eu des livraisons d’armes pour que l’armée rwandaise soit capable de tenir le choc parce que s’il n’y avait pas d’armée capable de tenir le choc, vous pouvez oublier Arusha et tout le reste, il n’y a plus les éléments, il n’y a plus le levier pour obtenir un compromis politique. Donc, il est resté des relations d’armement et c’est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu’il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies : c’est la suite de l’engagement d’avant, la France considérant que pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l’offensive militaire. Ça n’a jamais été nié, ça. Donc, c’est pas la peine de le découvrir, de le présenter comme étant une sorte de pratique abominable masquée. C’est dans le cadre de l’engagement, encore une fois, pour contrer les attaques, ça n’a rien à voir avec le génocide ».
Ce qui s’appelle aussi un aveu. Survie aura eu raison de remarquer que « la complicité de génocide, qui implique d’avoir fourni en toute connaissance même sans intention génocidaire une aide à ceux qui massacraient, est un crime imprescriptible puni par la loi. »
Il devrait s’imposer, par exemple, que le détail de toutes ces ventes d’armes soit enfin publié, mais on dispose déjà de mieux avec cette reconnaissance par un de ceux qui était au plus près de la direction de la politique française d’alors, et qui se voudrait de plus son premier avocat…
On aura cumulé les commémorations cette année : en août dernier, c’était le centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale, et l’occasion de reconstituer l’écrasante responsabilité française, et particulièrement de Raymond Poincaré, alors Président de la République. On y trouve des similitudes étonnantes avec les responsabilités de Mitterrand dans le génocide des Tutsi. Comment la tête de l’État est le lieu idéal pour des entreprises politiques secrètes et criminelles. Les deux Présidents parviendront à en faire deux démonstrations éclatantes, semblablement maîtres aussi dans l’art d’escamoter leurs crimes.
Ainsi, un siècle après, la vérité n’est toujours pas reconnue, de l’évidence des responsabilités françaises, de la stratégie au long cours de l’Alliance franco-russe au détail des provocations de dernière minute, des manœuvres de Juliette Adam à l’attentat de Sarajevo. Étonnante timidité des historiens qui ne cherchent même pas à interpréter cette ultime provocation, alors que son caractère organisé tout comme ses intentions sont indiscutables. Au résultat, une curieuse « histoire » qui a tout d’un consensus mensonger destiné à protéger le mythe d’une France incarnant la vertu politique – mythe construit en grande part pour la guerre de 14…
L’autre centenaire, c’est celui du génocide des Arméniens en 1915. Une plongée dans la question des responsabilités allemandes, de Guillaume II, de son armée, avec ses meilleurs officiers, qui encadreront de bout en bout le massacre des civils, vieillards, femmes et enfants compris – exécutés par l’armée turque ou par des miliciens kurdes, des Bachi-bouzouks, ainsi qu’on appelait ces troupes qui avaient carte blanche pour piller, violer, exterminer…
Mutatis mutandis, cette armée turque avait une relation de dépendance envers son encadrement allemand très comparable à ce que pouvait être la relation de l’armée rwandaise avec son encadrement français. A la tête de l’état-major, mais à tous les niveaux, dans tous les postes clefs, des dizaines d’officiers allemands contrôlaient totalement l’armée qui a commis le crime. On peut reconstituer aussi comment l’idéologie du crime était importée, les Allemands étant aussi convaincus en Turquie que ne pouvaient l’être les Français au Rwanda, de l’évidence qu’un État ne peut être fort que s’il est homogène… Les conseils des stratèges militaires au comble de la pensée guerrière atteignent le comble de la pensée raciste : exterminez, liquidez totalement les populations hétérogènes qui posent problème, et qui ne cadrent pas avec la conception raciste de l’État qu’il s’agit alors d’imposer.
Ce 24 avril 2015, Joachin Gauck, président de la République fédérale d’Allemagne reconnaissait qu’il y a bien eu un génocide en Arménie – et pas seulement des « massacres » comme admis jusque-là par l’Allemagne officielle –, et que son pays en avait été « co-responsable », les militaires allemands ayant y compris participé directement aux déportations, précisait-il.
Il y a là de quoi se réjouir. Car, au fond, que demande-t-on d’autre que la reconnaissance du crime ? On se plait à imaginer un futur Président français – et pourquoi pas celui-ci ? – qui aurait l’obligeance d’une telle déclaration quant à la « co-responsabilité » française dans le génocide des Tutsi…
Il faut s’alerter toutefois sur le risque que les mots ne soient que des mots à l’heure où on se soucie plus de marketing politique que de donner du sens à quoi que ce soit. Une véritable reconnaissance de ses responsabilités par l’Allemagne doit entraîner une forme où une autre de reconnaissance réelle.
Et d’abord, il faudrait que cette reconnaissance aide à la simple connaissance. Que soient financées des recherches, avec toutes les archives complètement ouvertes et soigneusement auscultées, pour dire au mieux ce qu’on peut savoir de cette complicité effective. S’il est arrivé qu’on se penche sur la question, journaliste ou historien, la bibliographie du sujet reste plutôt mince à ce jour. [En vingt ans, la bibliographie sur la les responsabilités de la France au Rwanda est déjà infiniment plus nourrie que ne l’est, après cent ans, celle sur l’implication allemande en Turquie.]
Ensuite, il ne serait pas mauvais que la re-connaissance se manifeste concrètement, d’une manière ou d’une autre, pour éviter de sombrer dans le travers bien connu qui consisterait à se payer de mots.
Une jeune camarade allemande, interrogée sur la question, était assez sévère envers son Président justement pour ça, parce que, dit-elle, celui-ci use avec facilité du mot « liberté » « sans en connaître le sens ». Interloqué, je lui demandais d’en dire plus, et Tjadea de répondre que la seule liberté que Gauck revendique vraiment, c’est celle de faire la guerre.
Je demande à Google pour en savoir plus, et, on y trouve, en effet, les déclarations également fracassantes de Joachim Gauck engageant l’Allemagne à redevenir une puissance militaire capable d’intervenir à l’échelle mondiale. Appuyé par le ministre de la Défense, et un très large consensus politique, ce positionnement là est effectivement historique, puisqu’il tourne la page de soixante-dix ans d’auto-limitation de l’armée allemande. L’Allemagne ne doit plus « s’abriter derrière son passé », et assumer d’intervenir militairement plus fréquemment et plus résolument – avec plus de moyens donc ; telle est la thèse de Joachim Gauck.
Ce discours militariste intervient alors que l’état réel de la Bundeswher est l’objet de risée – et de scandales – à mesure qu’on découvre le médiocre état de son équipement – des pistolets aux avions en passant par toutes les catégories de véhicules jusqu’au drone, manquants ou défectueux –, du fait d’un laisser aller généralisé qui prendrait sa source aussi bien dans la corruption que dans l’idée que, de toutes façons, une telle armée n’a pas de fonction réelle autre que de gaspiller l’argent du contribuable.
Mais suivons le fil de notre analogie : si demain François Hollande assumait de dénoncer publiquement les crimes de la France au Rwanda, cela suffirait-il ? Non, bien sûr. [Et ceci même si le poids institutionnel du Président français n’a rien à voir avec celui de son « homologue » allemand.] Une telle déclaration serait un moment fort, mais n’aurait de sens que si justice complète était faite, et si les rescapés étaient au moins pris en charge décemment, enfin, et que toutes les conséquences soient tirées.
La demande présidentielle d’ouverture des archives constitue en soi un aveu suffisant. Que, plus de vingt après les faits, l’Etat soit obligé de faire mine d’ouvrir ses dossiers pour en extraire ridiculement une poignée de papiers pour la plupart déjà connus et même publiés… voilà qui en dit bien assez.
Comprenons bien que pour une véritable justice, et pour la moindre cohérence – pour faire autre chose que semblant –, cela n’aurait pas de sens de reconnaître le crime rwandais sans l’accompagner d’une démarche de vérité complète sur l’ensemble des crimes coloniaux et post-coloniaux, particulièrement dans l’espace dit de la Françafrique, mais pas seulement.
Il faudrait reconnaître l’effroyable politique camerounaise de monsieur Messmer, ou l’irresponsable politique biafraise, sous de Gaulle – de même que l’intervention en Amérique latine, et particulièrement en Argentine, sous Giscard – comme il faudrait avouer l’ignoble marchandage de Srebrenica, par le général Janvier, sous Chirac. Et la réalité de la coopération policière franco-mexicaine, ou la véritable logique à l’œuvre au Centrafrique, au Mali – ou le fait qu’on soit encore en soutien aux forces génocidaires, à la frontière rwandaise, en RDC, et ce sous couvert de l’ONU, aujourd’hui, sous Hollande.
La connaissance, qui consiste à identifier les acteurs aussi bien que les mécanismes du crime, impose une reconnaissance effective qui se manifeste sous forme de sanctions, d’indemnisations, ou de prévention.
En vue d’une réelle prévention, et pour que celle-ci non plus ne soit pas un vain mot, on pourrait attacher une importance particulière à la mise hors d’état de nuire d’organismes constitués dont on sait qu’ils sont essentiellement criminels. Au premier rang desquels il faudrait mettre l’armée, et plus particulièrement ses unités d’élite, parmi lesquelles il faut compter ses services secrets. Fermer le commandement des opérations spéciales. Désarmer ces organisations criminelles. Arrêter pour le moins de les subventionner ! Et employer cet argent à de meilleures fins.
Lorsque l’Allemagne appelle à se remilitariser, pour intervenir partout dans le monde « en défense des droits de l’homme », on pourrait préférer qu’elle réfléchisse plutôt à investir le même argent dans la défense effective de ces droits partout dans le monde. Qu’elle commence par payer les avocats de tous les militants persécutés, par exemple. Qu’elle finance des associations, des journaux, pour la défense des droits humains… Qu’elle engage sa diplomatie et qu’elle oriente son économie en soutien de la liberté et contre toutes les tyrannies…
Petite histoire de l’État raciste
L’État raciste apparaît à l’époque moderne en Occident avec la Reconquista chrétienne, en Espagne, lorsque sont expulsés juifs et arabes. La possibilité de se convertir offerte alors aux juifs redit la même chose : l’État renonce à sa fonction de gestionnaire de l’ensemble des humains vivant sur un territoire, pour imposer l’idée qu’il se fait de la société – et une supposée homogénéité, là religieuse.
Dans le prolongement immédiat de cette « reconquête », on assiste à la deuxième manifestation radicale de l’État raciste, avec la conquête de l’Amérique indienne, dont on verra les prolongements dans l’ensemble du mouvement de colonisation du monde : les peuples conquis militairement par les États européens sont privés, dans leur propre espace, de tous droits – jusqu’au droit de vivre, ainsi que les Noirs d’Afrique l’expérimenteront comme les Indiens d’Amérique, avec dès le départ la traite des esclaves, puis, particulièrement à la fin du XIXe, au Congo belge, de véritables programmes d’extermination préfigurant le radicalisme du racisme déployé au XXe siècle.
L’extrême popularité des idées de Gobineau en Allemagne explique-t-elle le génocide des Herrero, en 1905, en Namibie ? En fait, l’Essai sur l’inégalité des races humaines s’inscrivait dans la lignée de l’idée nationale allemande forgée par Fichte, qui définira le premier la Nation comme un ensemble homogène, culturel, ethnique. Pour comprendre l’apparition de l’idée génocidaire, il faut aussi intégrer l’apport de Clausewitz, et sa lecture des guerres napoléoniennes. Allant regarder jusqu’au détail, on verra comment celle-ci s’est enrichie avec l’expérience de la guerre de 1870, où la France sera vaincue, mais où la capacité de remobilisation dont avait fait preuve Gambetta impressionnera les penseurs militaires allemands qui analyseront le problème des arrières comme principal. L’arrière sera fort s’il est soudé, il sera soudé s’il est homogène. S’il ne l’est, il faut le forcer à le devenir. CQFD. Ainsi la pensée génocidaire est née.
Notons qu’il s’agissait d’une résurgence de l’idée déjà mise en application par les révolutionnaires français, en 1793, contre les Vendéens. Au départ, Fichte s’inspirait bien du radicalisme de la révolution française. Il y ajoutera l’inspiration raciste que Gobineau reformulera plus tard. De son côté, la pensée militaire héritait, par l’entremise de Clausewitz, du même radicalisme révolutionnaire, poussant l’art de la guerre au degré de la guerre totale.
[A ce titre le bombardement de Hambourg, en 1943 – l’effroyable « opération Gomorrhe » –, qui aura consisté à provoquer sciemment une tempête de feu en pleine ville, de même qu’à Tokyo, en 1945… et Hiroshima ou Nagasaki…, entrent bien dans la même catégorie de crimes d’une pensée militaire radicalisée, et sont indubitablement des crimes génocidaires.]
[La guerre révolutionnaire du colonel Lacheroy s’inscrit effectivement dans ce prolongement, mais il faut lui reconnaître d’avoir renouvelé toutes ces catégories en y introduisant une « révolution » qu’on osera qualifier ici de « quantique », faisant littéralement exploser la ligne de front, pour lui substituer une logique politico-militaire, où les opérations militaires proprement dites peuvent être secondaires ou même signifier tout autre chose que ce qu’elles semblent ou prétendent être – ainsi qu’on en aura vu démonstration éclatante au Kivu, l’année dernière, sous la conduite du général Baillaud, théoricien de « l’approche globale ».
La bataille principale se livre dans les consciences. Et on ne peut même pas se fier aux instituts de sondages pour en mesurer les résultats tant le consensus recherché intègre d’autres dimensions, par exemple en instaurant la terreur, les mêmes objectifs pouvant s’atteindre plus ordinairement par un bon contrôle des médias.]
Il semble qu’il faille en tout cas imputer à ces élaborations idéologiques de Fichte la déplorable formation des « jeunes turcs » qui renverseront l’empire ottoman et bâtiront la Turquie moderne dans le sang du peuple arménien, avec un encadrement allemand, donc. On entrait ainsi dans la « modernité ».
Troisième et décisive étape pour l’État raciste : l’Europe nazie, qui adopte des lois raciales d’Allemagne en Italie, en passant par la France pétainiste, et s’impose par la force à l’essentiel de l’espace européen.
En 1945, l’Europe raciste sombre avec le nazisme – et ouvrant les camps apparaît la conscience de l’horreur inqualifiable de cette politique qui avait bénéficié depuis le XIXe siècle d’une remarquable popularité, devenue quasi consensuelle entre-deux-guerres.
C’est sous l’égide de l’ONU, qui pourtant prétendait se réclamer dès le départ de cette conscience anti-raciste née de la guerre, qu’en 1948 apparaissent trois nouveaux États racistes, les premiers à avoir jamais été conçus comme tels dès le départ : l’Inde, le Pakistan, et Israël. La même année, l’apartheid était instauré en Afrique du sud…
Comme les Jeunes turcs l’avaient imposé aux Grecs en 1922, Inde et Pakistan procéderont à des échanges de population… en faisant tout autant de victimes au passage… Pour instituer finalement des pays amputés, marqués pour toujours du sceau de la tristesse que de tels crimes impriment inévitablement aux vainqueurs comme aux vaincus, aux bourreaux comme aux rescapés.
On a aussi vu les Français brouillonner, au Liban, dès les années vingt, une forme d’État raciste, « pluri-confessionnel », qu’ils légueront à ce pays après-guerre, armant ce qui pourrait être tout aussi bien une guerre civile éternelle.
Au début des années soixante, la récidive se produit au Rwanda, où, sous le contrôle du colonisateur belge et de l’église, était créé l’État monoethnique hutu.
À peu près en même temps, en 1962, la fin de la guerre d’Algérie marquera toute l’Afrique du Nord française au fer rouge du « rapatriement », provoquant l’apparition d’États qui prétendent à l’homogénéité dans l’espace du mélange méditerranéen multi-millénaire. Et on verra l’enthousiasme du banquier nazi Genoud pour la révolution algérienne – en même temps que ses amis animaient l’OAS...
Quelques temps plus tard, à la fin des années soixante, au Nigeria, la tentative de sécession « biafraise » sera une autre poussée du même projet – qui, là, pour une fois, échouera, non sans avoir fait un à deux millions de morts.
Mais les partisans du racisme radical ne se considéreront pas vaincus malgré leur pitoyable déconvenue biafraise. On a vu ailleurs comment l’éditeur, et non moins agent des services français, Dominique de Roux, était envoyé en Angola, où il misait sur Jonas Savimbi qui inscrivait dans le combat pour l’indépendance angolaise le racisme anti-métis. Une forme de racisme dont François Duvalier, dit Papa Doc, avait fait grand usage, en Haïti, quelques temps plus tôt – entraînant ce pays au fond d’une nuit dont il n’est toujours pas sorti.
De la guerre angolaise au Libéria le fil de l’idée politique raciste suivra son cours pour déboucher sur l’horreur rwandaise en 1994.
C’est en 1990 en fait, avec l’intervention française, que le programme génocidaire rwandais entre dans une phase active, pour se mettre en place progressivement jusqu’en 94. Parallèlement, ces mêmes années, l’idée raciste – dite dès lors « ethniste » – trouvera un terrain d’expérimentation en ex-Yougoslavie, particulièrement en Bosnie, où la Serbie exécutera son effroyable politique de « purification ethnique » dont elle célèbre le triomphe, vingt ans plus tard, la Bosnie serbe étant une « réalité » avec ses villes reconstituées, villes nouvelles faîtes de vieilles pierres, mises en scène par le cinéaste propagandiste Kusturica. Depuis vingt ans, de Congo en Côte d’Ivoire, on aura assisté à un développement intense de l’idée politique raciste, aujourd’hui forte de deux symboles à irradiation universelle : la radicalisation de la guerre israélo-palestinienne autour de la Jérusalem éternelle, et l’attentat sur les tours jumelles de New York vu comme l’opposition des « mondes » arabo-musulman et occidental.
La grande conscience du racisme, à l’époque où il semblait pouvoir triompher, c’est Louis-Ferdinand Céline, l’écrivain le plus remarquable des lettres françaises du XXe siècle – certes moins que le trop méconnu Pierre-Albert Birot, l’auteur des six livres de Grabinoulor qui valent mieux que tout le restant.
Céline enragera tout le long de l’occupation. D’une part, dès le départ, il doute de la victoire allemande, mais surtout il a constamment la sensation que la Révolution nationale pétainiste n’accomplira pas son programme. C’est en 1941 qu’il écrit : « Pour recréer la France, il aurait fallu la reconstruire entièrement sur des bases racistes-communautaires. » Or, ajoute-t-il, « nous nous éloignons tous les jours de cet idéal, de ce fantastique dessein ». À la même époque, le jeune Mitterrand se plaint du « manque de fanatisme » de Vichy.
L’anti-racisme est toujours pris de court par le racisme – c’est qu’il n’en prend pas la mesure. « Fantastique dessein », dit Céline. Si l’auteur du Voyage au bout de la nuit se préoccupait de la France, il faut bien voir que l’ambition du racisme est mondiale. C’est le monde qu’il s’agit de « reconstruire entièrement sur des bases racistes-communautaires ». Reconstruire le monde. Fantastique dessein. Transposition – ou aboutissement ? – de l’ambition socialiste.
On n’a pas complètement tort lorsqu’on dit que l’antisémitisme – matrice du racisme tel qu’il s’entend ici – est « le socialisme des imbéciles ». Sauf qu’on a été un peu vite. D’abord parce que le socialisme aura été le véritable domaine de l’antisémitisme au XIXe siècle, affirmé de Fourrier à Proudhon comme de Fichte à Marx – des auteurs qu’on aurait tort de prendre pour des imbéciles. Après de multiples débats dans l’Internationale, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que le vieil Engels acceptera, à la demande de la social-démocratie allemande, de renoncer à l’antisémitisme théorisé par Marx cinquante ans plus tôt. On mesure insuffisamment à quel point l’anti-antisémitisme ne deviendra un élément constitutif de la conscience progressiste que sous le coup de l’affaire Dreyfus, lorsque l’antisémitisme apparaîtra comme l’expression du parti conservateur, nationaliste, militariste, catholique.
L’étonnant alors, c’est surtout le mouvement qui conduira le conservatisme à récupérer le nationalisme qui avait été la valeur même de la « gauche » depuis la révolution de 89, et tout au long des révolutions du XIXe, en 1830 déjà, mais plus encore en 48, à travers toute l’Europe, et ce au moins jusqu’à l’épopée de Garibaldi en Italie. Même la Commune, la plus internationaliste de ces révolutions, sera d’abord une réaction contre la défaite nationale infligée à la France de Napoléon III par l’Allemagne de Bismarck. C’est dans l’élan que le parti conservateur absorbera l’antisémitisme jusque-là socialiste.
Et c’est toujours dans le même mouvement que la pensée conservatrice absorbera la pensée sociale elle-même, comme on le voit dans l’œuvre de Saint-Yves d’Alveydre [Note : voir à ce sujet La mémoire n : la synarchie aux sources du fascisme, paru chez Aviso en 2014.], et plus encore dans la doctrine sociale de l’église proclamée par le pape Léon XIII à la fin du XIXe. Le boulangisme sera le moment de ce basculement dont les effets se prolongeront longtemps, du fascisme de Mussolini au national-socialisme allemand, comme de la « participation » gaulliste jusqu’à la dénonciation de la « fracture sociale » qui permit à Jacques Chirac de prendre le pouvoir en 1995.
Le nationalisme et le racisme sont conçus dans ce système comme des moyens de contrôle des passions populaires. Le monarchisme – qui était l’essence même du parti conservateur jusque là – sera abandonné au passage : il avait le grand défaut de pouvoir, au contraire, réveiller la passion révolutionnaire qu’il s’agissait d’éteindre. Aurait-on rétabli alors la monarchie qu’il n’y aurait plus eu qu’à attendre le prochain 89, comme en 1830 ou 1848.
Pour les élites effrayées par la montée en puissance du socialisme – dont la Commune n’avait été qu’un modeste hors d’œuvre – la Grande Guerre était préférable. Mais, mieux encore, un régime qui contienne toutes les réponses et suscite les plus grandes passions : ce sera le fascisme et ses innombrables variantes, en Italie, en Allemagne, au Portugal, en Espagne, au Japon, en Argentine, jusqu’en Grèce et au Chili. Le fascisme qui non seulement contraint les peuples, mais qui leur offre en plus du confort socialiste une conscience nouvelle, nationale et raciale. Une société « reconstruite » sur des bases « racistes-communautaires ». Grand « dessein ».
Le plus extraordinaire dans cette mécanique de « reconstruction raciste-communautaire », c’est qu’elle fonctionne à merveille. La victime, qu’elle le veuille ou non, est ipso facto enfermée dans son « identité » communautaire. Sans recours. Plus radicalement encore que son frère aîné le simple nationalisme, le communautarisme raciste auquel appelle Céline, en prétendant se fonder anthropologiquement, et « culturellement », s’impose avec la force d’une évidence. « Sale nègre » éveille la « conscience noire ». L’auteur de l’injure a gagné au premier round. Auschwitz fabrique Israël comme les pogroms tsaristes avaient inventé le sionisme.
C’est ainsi qu’on peut expliquer cette terrible mésaventure : à l’issue de la guerre contre le racisme, ce sont ses victimes qui fabriqueront l’État juif – parachevant en quelque sorte le rêve de Hitler, en accomplissant le programme de l’antisémitisme : séparer les uns des autres. Et les enfants de cet « État juif » se trouvent enfermés dans la logique même de l’entreprise qui ambitionnait la destruction de leurs pères, aujourd’hui face aux Arabes de Palestine.
En chemin, d’Algérie en Israël, en passant par la Bosnie et le Rwanda, la publicité du racisme aura été si bien faite qu’au delà de la France ce sont toutes les sociétés du monde qui se trouvent sous tension communautaire. Toujours à l’avant-garde, la prétendue patrie des droits de l’homme sera même parvenue à imposer l’institutionnalisation du racisme anti-roms, en même temps que les politiques xénophobes y prospèrent comme partout, mais ici mieux légitimées encore, avalisées avec le même degré de violence par la gauche et la droite.
On va toujours trop vite lorsqu’on survole l’histoire, et nous recevons dans ce numéro Léon Saur, qui nous offre un aperçu de ses travaux extensifs dans les archives belges. Il aura pu au passage examiner les responsabilités de la Belgique dans le « petit » génocide de 1963. Elles sont entières, comme pour la France en 1994 ou pour l’Allemagne en 1915.
Pour chacun de ces pays, et pour tous, il n’est jamais trop tard pour reconnaître les faits, et même ouvrir le droit à des réparations, et que justice se fasse.
Antoine Mugesera contribue à son tour plus qu’utilement au débat, avec un article qui détaille l’implication directe de militaires belges dans les massacres de 1963. On connaissait déjà les responsabilités du lieutenant-colonel Logiest dans le pilotage de l’État raciste rwandais naissant. On sait aussi combien Logiest, comme son adjoint Louis Marlière, étaient des élèves de l’école française – et comment, dès 1954, Marlière entrevoyait dans « les zones densément peuplées du Ruanda-Urundi » des possibilités intéressantes pour expérimenter les méthodes de guerre révolutionnaire enseignées par Lacheroy. On approfondit aujourd’hui cette connaissance des crimes belges de 1963, et on pourrait dire que s’opère une prise de conscience, plus d’un demi-siècle après – un peu comme pour le Cameroun.
La question qui se pose est lourde de conséquences, mais non moins nécessaire à saisir : les crimes de nature génocidaire étant imprescriptibles, dès lors qu’ils sont connus il y a lieu à ouvrir des débats judiciaires. L’État peut avoir à répondre longtemps après. Il n’y a là aucune difficulté technique. Seule la volonté politique manquerait ? Peut-être, mais il y a aussi une logique du Droit : si un crime majeur est dénoncé, c’est à la justice de se saisir. Ou à des ONG de la saisir. Que ce soit devant des cours nationales ou internationales, les crimes imprescriptibles doivent tous être jugés. Le crime français de 1994 comme le crime belge de 1963.
Plus imprescriptibles que les crimes des personnes, les crimes des États – ne serait-ce que parce que les personnes sont mortelles… Or, les génocides sont toujours commis par des États – et par leurs armées. Et c’est bien une des raisons pour que ces crimes soient imprescriptibles, parce qu’ils sont l’œuvre de cette nature d’organisations durables, dont l’action se projette très au-delà de la vie humaine, par-delà la mort de peuples.
S’il fallait limiter l’application de ce principe d’imprescriptibilité, peut-être pourrait-on concevoir que celui-ci ne soit pas rétroactif, et ne s’applique pas avant sa promulgation en 1948 ? A ce titre, aussi bien la Shoah, le génocide des tsiganes, ceux des Arméniens et des Hereros y échapperaient… Ou bien ne faudrait-il plutôt remonter aux débuts du XXe siècle, « le siècle des génocides » ? On voudrait que chacun de ces crimes soient pris en compte, qu’aucun ne reste « impuni » – qu’on ne puisse plus penser pouvoir faire de telles choses et s’en sortir… On comprend que la notion de « punition » devient abstraite au vu de nos catégories de droit pénal qui incrimine des personnes, quand il ne reste que les descendants des victimes qui soient encore concernés par le crime. Mais il est essentiel qu’il soit donné droit à la reconnaissance formelle des faits comme à des réparations, symboliques ou pas, s’il y a lieu.
Si le débat existe pour le Holodomor ukrainien – la grande famine organisée par Staline, en 1932-33, pour en finir avec ce peuple indocile –, ou pour le génocide khmer rouge, il faudrait intégrer à cette série la famine des années 1959-62, en Chine, à l’époque du Grand bond en avant maoïste, qui sera le modèle de Pol Pot. Et examiner le cas de la famine nord-coréenne qui perdure et où il faudrait y compris regarder les réactions, ou l’absence de réactions suffisantes, de la communauté internationale qui aura sciemment négligé d’apporter l’aide nécessaire…
S’ouvre là un chapitre qui est celui de la périphérie du crime. A chaque génocide, on vérifie que deux conditions sont requises : la première, qu’il y ait un ou plusieurs groupes génocidaires pour commettre le crime, mais s’ajoute la deuxième condition : que tous les autres détournent le regard. Pas de génocide dont on ne puisse dire qu’il n’ait été consensuel, comme admis par avance, dans la communauté des nations… Le scénario se répète à chaque fois depuis le génocide arménien (et pire pour les Herero complètement ignorés jusqu’au centenaire de leur génocide, à peine reconnu aujourd’hui). Le scandale de comment tous ferment pudiquement les yeux, toujours avec la même mauvaise foi, faisant semblant de ne pas bien comprendre.
C’est l’ensemble de cette comédie de très mauvais goût qu’il faudrait mettre à bas, car il y a, là aussi, des responsabilités, pas toujours indirectes, comme dans le cas de la Corée du Nord où on négligeait de répondre aux appels du Programme alimentaire mondial, qui ne demandait de l’aide que pour les enfants et leurs mères, pour à peine un tiers des besoins qui n’étaient ainsi même pas couverts. On allait oublier qu’on marque aussi les vingt ans de ce crime nord-coréen, un crime qui dure depuis vingt ans, vingt années qui n’auront servi qu’à raffermir le régime qu’on prétendait affaiblir en affamant son peuple… Un autre crime non dit, dont on aura détourné le regard, dans un consensus universel de fait.
Ce qu’on a appelé l’abandon des juifs n’est pas un mythe. Comme il faut parler de l’abandon des arméniens et des grecs de Turquie, et ce jusqu’en 1922, très au-delà de la fin de la guerre mondiale, laissant jusqu’à la fin les arméniens et les grecs de Smyrne se faire massacrer sous les yeux des soldats français comme de diverses autres nations, dont les canonnières étaient présentes, comme ces soldats français et belges qui assistaient au génocide en direct, il y a vingt-et-un ans à Kigali, avec instruction de n’intervenir en aucun cas, de ne pas porter secours aux victimes, de laisser le massacre se faire.
On voit la difficulté de refuser toute rétroactivité. On pourrait poursuivre les crimes de Mao et pas ceux de Staline ? De fait, la qualification de génocide n’a pas été acceptée, au Cambodge, pour l’entreprise d’extermination stalino-maoïste, mais seulement pour l’élimination de minorités ethniques Chams et vietnamiennes – une bien faible part de leurs crimes.
Car ce sont aussi les 40 ans de l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh, le jour de leur premier acte de nature génocidaire, l’expulsion de toute la population de la ville, en une seule journée. A la nuit la ville était vide, et des colonnes de réfugiés marchaient vers leur extermination.
Il faut vraiment ne pas avoir vécu ces tragédies, ni en avoir perçu la dimension, pour considérer qu’il y aurait là une mauvaise fièvre mémorielle à vouloir systématiquement mettre en lumière les horreurs du passé. Lorsqu’en août dernier Nuon Chea et Khieu Samphan étaient condamnés à perpétuité pour « crimes contre l’humanité », et pour avoir ordonné l’évacuation des villes, c’était près de quarante ans après les faits, mais une foule était amassée à l’extérieur du tribunal pour applaudir le verdict donné par haut-parleur.
Le juge Trévidic quitte ses fonctions de juge anti-terroriste, et on ne peut que rendre hommage à l’entreprise de vérité qu’il a promue pendant quelques années, faisant avancer nombre d’affaires soigneusement embourbées par son prédécesseur Bruguière. On aurait aimé toutefois qu’il ne laisse pas en plan l’enquête, qu’il avait si bien commencée, sur l’attentat contre Habyarimana. Après avoir disculpé ceux que Bruguière avait abusivement inculpés, il aurait aussi bien pu rechercher les vrais coupables. C’est là qu’il se serait heurté au secret défense. Il n’est pas de secret défense qui tienne pour couvrir des crimes d’État.
Dernière heure
On apprend que le général Quesnot a été débouté par la cour de Cassation. Le pourvoi qu’il intentait contre la décision de nullité de sa plainte en diffamation contre La Nuit rwandaise et le Nouvel observateur – décision déjà confirmée en cour d’appel –, n’aura pas été considéré admissible. Nous serons donc privés du procès où nous entendions faire la preuve du bien fondé des déclarations considérées comme diffamatoires par Quesnot et consorts…
Michel Sitbon dirige les éditions de l’Esprit frappeur, Dagorno et les éditions du Lézard.
Il est le fondateur des journaux Maintenant, État d’urgence, Le Quotidien des Sans-Papiers et du site d’information Paris s’éveille.
Il est également l’auteur du livre « Rwanda. Un génocide sur la conscience » (1998).
Il est directeur de publication de « La Nuit rwandaise » et membre de l’association France Rwanda Génocide - Enquêtes, Justice, Réparation.
Michel Sitbon est également le porte parole du Collectif contre la Xénophobie et de Cannabis Sans Frontières - Mouvement pour les libertés.
[1] Jacques Morel, La déclassification de documents annoncée par l’Élysée le 7 avril 2015, 17 avril 2015, v0.4 (.pdf)
[2] Voir à ce sujet notre article, La véritable mission de Turquoise, note de lecture sur le livre de Henri Bunel Mes services secrets, in La nuit rwandaise n°4.
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