Rwanda : ces révélations qui n’intéressent personne...

Michel Sitbon - 29/01/2013
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France génocidaire
Un document publié par Le Parisien jeudi dernier révèle que Paul Barril s’était engagé à fournir 1000 hommes au gouvernement génocidaire rwandais, pendant le génocide

De jeudi à lundi, quatre jours pleins auront passé sans que la presse s’avise du document explosif publié le 24 janvier par Le Parisien, en fac similé, une lettre, adressée au capitaine Paul Barril, le 27 avril 1994, vingt jours après le début du génocide des Tutsi du Rwanda, par le ministre de la défense du gouvernement intérimaire formé pour mettre en œuvre le génocide. Est « confirmé » là « l’accord » du ministre « pour recruter, pour le gouvernement rwandais, 1000 hommes devant combattre aux côtés des Forces Armées Rwandaises » – pendant le génocide.

Ce document a été trouvé cet été, parmi d’autres, lors de perquisitions entreprises par le juge Trévidic dans les différents domiciles de Paul Barril. Comme la « source judiciaire » l’explique à Elisabeth Fleury, du Parisien, « Barril, à cette époque, c’est la France ».

Lors d’un colloque sur le négationnisme, qui tombait à point nommé, ce dimanche, à Paris, intervenait Patrick de Saint-Exupéry. Ancien grand reporter au Figaro, il est actuellement directeur de la revue XXI, après avoir été l’auteur en 1998 d’une série d’articles qui ont provoqué l’ouverture d’une enquête parlementaire sur le rôle de la France au Rwanda. On lui doit aussi, en 2004, un des ouvrages les plus éclairants sur la question, L’Inavouable, paru aux éditions des Arènes, dont la réédition, sous le titre Complices de l’inavouable – sur la couverture de laquelle figurent les noms de responsables politiques et militaires –, est l’objet de poursuites de la part d’officiers supérieurs français qui sont intervenus au Rwanda.

C’est en tant qu’ancien reporter – accessoirement lauréat du prix Albert Londres –, ayant travaillé près de vingt ans dans un quotidien, que Patrick de Saint-Exupéry pouvait s’étonner de ce silence de la presse « qui ne fait pas son travail », suite à la publication d’un document aussi important dont la reprise n’a été assurée nulle part, hormis sur le site de Jeune Afrique, par Mehdi Ba, auteur de Rwanda, un génocide français, et sur le blog Afrikarabia de Courrier international, par Jean-François Dupaquier, également auteur de plusieurs livres sur le sujet.

Ni les radios ou les télés, ni les quotidiens… Ni Le Monde, ni Libération, ni le Figaro, n’auront daigné informer leurs lecteurs de cette « fuite » judiciaire sous forme d’un document « accablant », ainsi que titre justement le Parisien. Si « accablant », qu’« accablés » les journalistes auront préféré se taire...

Que signifie ce document ? Il est étonnamment explicite. Tout aussi étonnant, le fait que Paul Barril ait pris soin de conserver une preuve de sa participation directe à un crime imprescriptible.

Ainsi que le relève Jean-François Dupaquier, sur le site Afrikarabia, ce n’est pas le seul document de cette nature. On avait déjà connaissance, depuis le rapport de Human rights watch, Aucun témoin ne doit survivre, de « l’opération insecticide », pour laquelle Paul Barril avait signé un autre contrat avec les autorités génocidaires rwandaises. Dupaquier produit un autre document [voir ci-après], retrouvé lui dans les archives du gouvernement rwandais, en date du 28 mai 1994, un autre contrat de mercenariat, portant cette fois sur une vingtaine d’hommes « spécialisés ».

On ne disposerait donc de rien de moins que trois contrats certifiant que Paul Barril a participé de près à l’effort de guerre de ce gouvernement qui pratiquait la guerre totale contre une partie de la population – et qui fera un bon million de morts, pour la plupart massacrés dans des conditions effroyables.

Relevons qu’à ce jour aucune poursuite judiciaire n’a été engagée contre Paul Barril, et que cela constitue déjà en soi une lourde anomalie. L’ancien chef du GIGN serait aujourd’hui en Angleterre, et on peut supposer qu’il n’est pas pressé de reposer le pied sur le sol français, au vu de l’évolution de l’enquête du juge Trévidic. Il n’est pas sûr toutefois qu’il soit à l’abri d’une extradition – et peut-être demandera-t-il alors l’asile à l’ambassade du Qatar ?

Rappelons que Paul Barril pourrait aussi avoir à répondre de ses actes postérieurs au génocide des Tutsi, en République centrafricaine, sous la présidence d’Ange Patassé. Il y officiait alors en tant que responsable de la sécurité, et c’est sous ses ordres qu’agisssait Jean-Pierre Bemba, aujourd’hui poursuivi devant la Cour pénale internationale pour son action d’alors au Centrafrique. La cour suprême de Bangui, dans un arrêt en date du 11 avril 2006, avait d’ailleurs transmis le dossier de Barril à la CPI, et il aura fallu une intervention du gouvernement français auprès du procureur de cette cour internationale pour que son dossier soit opportunément oublié.

Interrogé à son sujet lors d’une présentation de livre qui se tenait à Ivry sur Seine jeudi soir, son collègue du GIGN, Thierry Prungnaud – co-auteur avec Laure de Vulpian d’un livre qui vient de paraître sur le sujet, Silence Turquoise –, répondait sans hésiter que « c’est un type bien », « il en a entre les jambes »...

Mais pourquoi donc ce « type bien » aurait-il commis cette bévue de débutant en laissant autant de traces écrites d’opérations criminelles, par définition ultra-secrètes ?

Emettons ici l’hypothèse que cela puisse être parce que Barril aura alors servi de couverture à la véritable opération ultra-secrète, exécutée par le COS, le commandement des opérations spéciales, sous l’autorité directe du Président de la République, alors François Mitterrand, avec son chef d’état-major particulier, le général Quesnot, et le chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade. Cette opération consistait à prêter assistance au gouvernement intérimaire rwandais, après la mort du général Habyarimana, après le retrait officiel de toutes les forces françaises, intervenu le 14 avril, et avant leur retour officiel avec l’opération Turquoise, fin juin. Pendant les trois mois du génocide, il y avait au Rwanda des soldats français qui poursuivaient le travail d’assistance qu’ils avaient engagé auprès des Forces armées rwandaises depuis 1990. Pendant le génocide.

On disposait déjà d’un ensemble d’informations dans ce sens, avec l’enquête de Serge Farnel, publiée en 2012 conjointement par les éditions Aviso et l’Esprit frappeur, qui recueille des dizaines de témoignages, reproduits in extenso, sous le titre Rwanda, le 13 mai : un massacre français ? Ce 13 mai 1994 a eu lieu un des plus grands massacres : selon les estimations sont morts ce jour-là vingt à cinquante mille Tutsi, qui parvenaient à résister depuis début avril à l’armée rwandaise et à ses miliciens, et qui seront débordés par un déploiement de forces inhabituel, bénéficiant d’un appui d’artillerie particulièrement efficace. Les témoins rapportent que ces batteries de mortiers étaient tenues par des soldats « blancs », identifiés comme français par une partie d’entre eux.

Notons que la première présentation de cette enquête de Serge Farnel dans la presse internationale est parue le 26 février 2010, dans le Wall street journal. Sans aucune reprise dans la presse française, hormis une tribune dans Le Monde [1], le 13 mai 2010, dans laquelle Farnel présentait lui-même les résultats de son travail.

Ce silence assourdissant qui couvre ces informations, suivant lesquelles des soldats français auraient participé directement à un des plus grands massacres du génocide des Tutsi, s’explique en partie par un débat qui aura divisé la petite communauté des experts de la question de l’implication française, certains se refusant à admettre que celle-ci ait pu aller si loin.

Les documents publiés par Le Parisien et par Afrikarabia apportent une nouvelle lumière sur ces informations. Dès le départ, la question a pu se poser de savoir si ces soldats « blancs », « français », ne pouvaient pas être des mercenaires. Les contrats de Paul Barril d’une part confirment un engagement français de ce niveau, d’autre part tendent à répondre à la question : ce ne serait pas l’armée française elle-même, mais des mercenaires ayant « dérivé », comme le suggère Christian Prouteau, l’ancien patron de Barril au GIGN.

Christian Prouteau sait très bien pourtant que les contrats de mercenariat engagés par des entreprises de sécurité françaises sont tous soumis à l’accord du ministère de la Défense, sous le contrôle très strict de la DSPD (la Sécurité militaire), sans l’aval de laquelle ils ne peuvent d’aucune façon opérer. Celui-ci est indispensable ne serait-ce que pour transporter des armes, la DPSD ayant, entre autres fonctions, celle de surveiller les trafics d’armements – et de mercenaires.

On sait de plus que le milieu du mercenariat français est extrêmement lié aux services secrets et à l’armée. Paul Barril n’en est qu’un des innombrables exemples. De travailler à titre privé ne l’aura d’ailleurs pas empêché d’être promis au grade de commandant, après ses prestations au Rwanda.

Il est douteux toutefois que Paul Barril, quelle que soit l’envergure de ses activités, ait pu, le 27 avril 1994, mobiliser en catastrophe un millier d’hommes pour les envoyer au Rwanda. Ces documents attestent indubitablement de sa proximité du groupe génocidaire rwandais, pour lequel il aura servi d’homme à tout faire.

Rappelons que Paul Barril a déjà été dénoncé comme ayant pu participer à l’attentat dont fut victime le Président Habyarimana, le 6 avril 1994, mettant le feu aux poudres du programme génocidaire. C’est à ce titre d’ailleurs que le juge Trévidic enquête, dans le cadre d’une instruction visant à établir les responsabilités dans cet attentat.

Barril nous apprend qu’il entretenait des relations étroites avec les autorités rwandaises dès 1990, avant même l’intervention française d’octobre. Comme on sait, ainsi qu’il le confirme, qu’il agissait pour le compte de François de Grossouvre, conseiller spécial du Président Mitterrand, cela permet de penser que Mitterrand aurait pu préparer cette intervention – au contraire de la version généralement admise qui voudrait qu’elle se soit déclenchée spontanément, en réaction à la rébellion du FPR.

On a déjà pu s’étonner de ce que le dispositif complet des troupes françaises, qui fonctionnera jusqu’au génocide, était en place dès le premier jour de cette intervention. Et, dès le premier jour, était lancée la chasse au Tutsi, déjà défini comme « l’ennemi intérieur ».

Paul Barril, qu’on a appelé un temps « le gendarme de l’Elysée », a publié des mémoires de cette période sous le titre explicite : « Les guerres secrètes de l’Elysée ».

C’est au nom de cette « guerre secrète » que, de 1990 à aujourd’hui, Paul Barril a fidèlement servi les intérêts du groupe génocidaire. Il était là avant l’intervention française, il sera toujours là après.

Patrick de Saint-Exupéry relevait que le 27 avril 1994, date du document publié par Le Parisien, était aussi le jour où des représentants du gouvernement génocidaire rwandais étaient reçus à Paris, à Matignon et à l’Elysée. Averti de cette visite, le président de la Fédération internationale des droits de l’homme, Daniel Jacoby, avait supplié l’Elysée de ne pas faire une telle chose. D’accepter de recevoir des individus dont on savait déjà qu’ils avaient entrepris un génocide était un encouragement au crime que la FIDH demandait aux autorités françaises d’éviter.

Depuis bientôt dix-neuf ans, on en est toujours au même point. De rares voix se scandalisent du fait que la France, représentée par son Président de la République, François Mitterrand, son Premier ministre, Edouard Balladur et son ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, aient pu ainsi apporter sa bénédiction au dernier génocide du XXe siècle.

De même, aujourd’hui, nul ne semble s’émouvoir de ce que la France ait pu apporter un soutien militaire direct français à la plus effroyable entreprise criminelle.

Michel Sitbon - Paris s’éveille


Lire les textes et les documents cités (liste ci-dessous) sur le site de Paris s’éveille : http://parisseveille.info/des-revelations-qui-n-interessent,3181.html:

• Rwanda : des pièces accablantes pour la France

• Un autre document implique Paris dans le génocide des Tutsis

• Rwanda : le capitaine, l’avion et le génocide

• Barril : ça sent la poudre !

• Rwanda, le 13 mai 1994 (Préface de Géraud de la Pradelle)

• Au sujet des méfaits de Barril au Centrafrique


A lire sur Izuba :

Génocide Tutsi : nouvelles preuves sur le rôle de la France (Paul Barril)

Michel Sitbon dirige les éditions de l’Esprit frappeur, Dagorno et les éditions du Lézard.

Il est le fondateur des journaux Maintenant, État d’urgence, Le Quotidien des Sans-Papiers et du site d’information Paris s’éveille.

Il est également l’auteur du livre « Rwanda. Un génocide sur la conscience » (1998).

Il est directeur de publication de « La Nuit rwandaise » et membre de l’association France Rwanda Génocide - Enquêtes, Justice, Réparation.

Michel Sitbon est également le porte parole du Collectif contre la Xénophobie et de Cannabis Sans Frontières - Mouvement pour les libertés.

 29/01/2013

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